On rencontre sa destinée souvent par des chemins quon prend pour léviter

28 December 2018

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LES BEAUX ESPRIT SE RENCONTRE

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C'est-à-dire, que l'homme dont mon père portait le nom, n'était pas son véritable père, et qu'il en avait accepté le rôle d'après les instances d'un très- grand seigneur, à qui mon père devait le jour. Le débat sur la simulaténéité atteint une première dimension d'enjeux sur la modernité à partir des années 1910.

Les sites de rencontre rebeu connaissent un grand succès depuis quelques. Trop souvent, disent-ils, des clients débarquent de toute part pour demander.

LES BEAUX ESPRIT SE RENCONTRE - Le pédantisme des démons- trations me les rendit odieuses: la pratique ne semblait avoir pour but que d'extorquer de l'argent aux élèves et de les humilier. Dès lors, si elles établissent leur domicile dans un autre lieu, on 1 Pourvu évidemment que ces personnes ne se trouvent, ni dans le cas de l'article 107, ni dans le cas de l'article 109.

THEATRE Gœtz de Berlichingen. Traduction par Albert StapfsR, revisée et précédée d'une Étude par Théophile Gautier fils 2 vol. Henri Blaze 1 vol. Seule traduction complète, précédée d'un Essai sur G-œthe, accompagnée de notes et de commentaires et suivie d'une Étude sur la mystique du poème, par M- Henri Blaze 1 voL WILHELM MEISTER. Traduction précédée de Considérations sur la poésie de notra époque, par Pierre Leroux. Traduction avec une préface, par M. MÉMOIRES Extraits de ma vie. CONVERSATIONS DE GŒTHE pendant les dernières années de sa vie 18-22-1832 , recueillies par Eckermann, traduites en entier, pour la première fois, par M. Emile Délerot, précédées d'une Introduction par Sainte-Beuve et suivies d'un Index 2 vol. DANS LA PETITE BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER Formai îi-32 de poche à 4 fr. Avec 2 dessins de Delbos. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette. DE CARLOWITZ PREMIERE PARTIE POESIE ET REALITE PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR. Dans la première partie de ces mémoires, à laquelle Goethe a donné le titre de : Poésie et Réalilé, il raconte son enfance, sa jeunesse, et la composition de ses premiers ouvrages tels que Werther, Egmond, Gœlz de Berlichiii' gen, etc. Cette première partie finit au départ de Goethe pour la cour de Weimar. Il avait alors vingt- sept ans. Dans la deuxième partie, Goethe raconte ses voyages à Rome, à Naples, en Sicile et sur les bords du Rhin, sa campagne de France en 1792, qu'il fit à la suite du duc de Saxe Weimar, l'un des généraux de l'armée prus- sienne. La composition de ses autres ouvrages se rap- porte à cette dernière partie, qui se prolonge jusqu'en 1822, époque où se termine le récit de l'auteur. Les lecteurs français accueilleront avec empresse- ment ces Mémoires de Goethe, dans lesquels le grand poëte allemand s'exprime avec la plus grande franchise sur lui et sur les personnages les plus considérables de l'Europe. Ils y trouveront la source de ses inspirations, et les secrets de sa composition. Ils y verront naître, se développer et mûrir ces magnifiques productions de l'un des plus beaux génies qui aient existé. La première partie de ces Mémoires a seule été tra- duite ou plutôt imitée en français ; Goethe s'en plaignait amèrement et disait qu'il ne reconnaissait rien qui fût à lui. La deuxième partie n'a îamais ét4 trauûite. Nous avons essayé de taire mieux que nos devanciers, et nous pensons avoir reproduit l'œuvre de Goethe dans sa forte individualité et dans sa puissante originalité. Paris, le 15 février 1855. Baronne Alotse de CARLOWITZ PREMIÈRE PARTIE. Pour servir d'avant-propos à ce travail qui, plus que tout autre peut-être, en a besoin, je donne ici la lettre d'un ami, car c'est par cette lettre que je me suis laissé aller à une entreprise sur laquelle on ne saurait réfléchir trop mûrement. « Nous voici, mon cher ami, en possession des douze « volumes de vos œuvres poétiques. En les parcourant, nous ' y trouvons du connu, de Pinconnu et beaucoup de choses o-,;bliées dont elles nous rafraîchissent la mémoire. Il faut convenir cependant que, d'après son « ardent dfbut dans la carrière littéraire et le grand nombre a d'années qui se sont éc Miléns depuis, c'est bien peu de « chose qu'une douzaine de petits volumes. Quant aux « productions détachées, chacune d'elles prouve qu'elle a ô sont occupés d'antiquités romaines et de jurisprudence, le Tasse et quelques autres poètes italiens, des relations do voyages, des dictionnaires et autres livres que mon père voulait avoir sous la main ; le reste de la bibliothèque trouva sa place dans une grande mansarde disposée à cet iisage. Les tableaux que, dans notre ancienne maison, on avait été forcé de disperser, servirent à décorer une très- belle pièce qui touchait au cabinet d'étude. En fait de tableaux, mon père avait des opinions qu'il défendait avec passion. Selon lui, il fallait faire travailler les peintres vivants, au lieu de consacrer tant d'argent à l'acquisition des célèbres peintres morts. Je l'ai souvent entendu comparer les tableaux aux vins du Rliin, qin de- viennent meilleurs en vieillissant, sans empêcher le nou- veau de devenir tout aussi bon avec le temps. L'expé- rience lui avait prouvé que dans les vieux tableaux, les amateurs admirent surtout le ton brun et foncé, qui donne au coloris quelque chose de gravement sombre, et il soutenait que les peintures modernes prendraient ce ton en vieillissant, mais il ne convenait pas que, parla, elles deviendraient meilleures. Fidèle à ce principe, il avait de- puis longtemps occupé les peintres les plus habiles de notre ville, tels queHirt, siheureux à représenter des forêts et à les meubler de toutes sortes d'animaux ; Trautmann, ce digne émule de Rembrandt; Schûtz, qui, malgré la lenteur de son 20 MÉMOIRES DE GOETHE. Dans notre nouvelle demeure, le goût de mon père pour la peinture devint plus vif encore, non-seulement parce qu'il y avait plus de place pour les tableaux, mais encore parce qu'il venait de faire la connaissance d'un jeune artiste nommé Seekatz : j'aurai plus tard occasion de parler de son talent et de son caractère. Un phénomène qui effraya le monde entier, troubla pour la première fois, la douce quiétude de mon enfance. Soixante mille personnes qui, une heure plus tût, se sentaient heureuses et tranquilles, se trouvent enveloppées dans une ruine commune ; l'incendie conti- nue ses-ravages, et des malfaiteurs, devenus libres tout à coup, commettent impunément tous les crimes imagina- bles : en un mot, l'arbitraire de la volonté illimitée de la nature, se montre sous les formes les plus hideuses. Avant même d'avoir reçu la nouvelle de ce terrible phénomène, des phénomènes locaux nous en avaient, pour ainsi dire, donné le pressentiment. Lorsque nous appnmes enfin cette calamité dans tous ses affreux détails, les âmes pieuses se livrèrent à de saintes méditations,, les philosophes se perdirent dans de vagues raisonne-ments et les prédicateurs nous exhortèrent à la pénitence. Mes premiers enseignements religieux LIVRE I. L'été suivant me fournit une nouvelle occa- sion de faire une plus ample connaissance avec le Dieu de colère, sur lequel l'Ancien Testament nous transmet tant de terribles récits. Un violent orage venait d'éclater, et les belles et grandes vitres qui remplaçaient les petits vitraux ronds de notre ancienne demeure, se brisèrent au milieu du bruit du tonnerre et de la clarté éblouissante des éclairs. Saisis d'effroi, les domestiques nous avaient entraînés avec eux dans les caves, où ils croyaient apaiser la Divinité en tombarjt à genoux et en poussant des hurlements qui mi- rent le comble à notre terreur. Ce fut au point qu'après l'orage, nous eûmes à subir tous les incon- véiiients d'une inondation; car l'eau ruisselait dans les ap- partements, sur les escaliers et dans les salles basses. Ces inconvénients n'interrompirent point le cours de nos études, que mon père dirigeait lui-même. Élevé au collège de Cobourg, le meilleur de son temps, il y avait acquis des connaissances solides, puis il avait suivi, à l'université de Leipzig, la carrière de la jurisprudence avec tant de succès, que son ouvrage intitulé : Electa deadiiione hereditali, est encore consulté aujourd'hui par les hommes spéciaux. Il n'est pas de bons pères qui n'éprouvent le pieux désir de voir leurs fils réaliser ce qu'ils n'ont pu faire eux- mêmes; on dirait qu'ils espèrent vivre une seconde fois, en utilisant leur expérience au profit de leurs enfants. N'ayant trouvé que peu d'obstacles sur sa route, mon père voulait me la faire suivre, dans la conviction qu'avec beaucoup moins de peines, j'atteindrais un but plus élevé, car il faisait d'autant plus de cas de mes dispositions, que la nature les lui avait refusées : aussi m'a- t-il dit bien des fois, et lorsque j'étais déjà avancé en âge, que s'il avait eu mes facultés innées, il en aurait tiré un très-grand parti, au lieu de les prodiguer follement comme je le faisais. Une conception prompte, des élaborations continuelles, me mirent bientôt au-dessus des enseignements de mon père et des maîtres qui le secondaient; cependant je ne savais encore rien à fond. Au reste, j'ai toujours saisi avec une grande facilité la construction des phrases et le véritable sens d'un sujet : aussi personne ne m'égalait-il en composi- tion, où cependant j'étais presque toujours le dernier, à cause de mes nombreuses fautes d'orthographe. Ma sœur Cornélie prenait ses leçons dans la même pièce où j'appre- nais mon Cellarius par cœur. Forcé de me tenir tranquille quand ma tâche était finie, je me mettais à écouter, et j'ap- prenais ainsi l'italien qui, en sa qualité de gracieux dérivé du latin, m'amus iit beaucoup. De semblables preuves de mémoire et de combinaisons précoces, me rangèrent dans la catégorie des enfants qui font de bonne heure parler d'eux. On eût dit que mon père me croyait déjà à l'époque : ù il pourrait m'envoyer à l'université ; car il me disait souvent que je ferais mon droit à Leipzig, et que je serais ensuite libre de choisir l'université où je voudrais achever mes études. Il ajoutait qu'il me ferait ensuite visiter Wetzlar, Batisbonne et Vienne, d'où ie me rendrais en LIVRE 1. Les maîtres suivaient leurs vieilles routines, tandis que les malices et parfois les grossièretés de mes camarades, troublaient à chaque instant des leçons déjà fort peu fructueuses par elles-mêmes. Cornélius Nepos nous pa- raissait trop sec ; grâce aux catéchismes et aux sermons, le Nouveau Testament nous paraissait tout à fait trivial. Cette dis- position d'esprit nous fit consacrer tous nos dimanches à des réunions dans lesquelles nous nous faisions la lec- tiu'e de vers de notre composition. Bientôt cependant je m'aperçus que mes camarades avaient la même opinion des leurs, qui souvent me paraissaient très- pitoyables. Ce qui mit le comble à ma surprise , c'est que le plus inepte de mes p tlts amis, pour lequel cependant j'avais une certaine afiection, et qui se faisait faire ses poésies par son gouverneur, ne se contentait pas de les placer au-dessus des nôtres, mais avait encore la ferme con- viction de les avoir composées lui-même. Ce doute ino rendit d'autant plus malheureux, qu'il m'était tout aussi impossible de le détruire que de le convertir en certitude. Le hasard vint enfin à mon secours. A cette époque, il n'existait pas encore de bibliothèque à l'usage des enfants, mais j'avais feuilleté plusieurs fois les Chroniques de Gott- fried et une Bible in-folio, ornée de gravures de Mérian, ce qui m'avait familiarisé avec les principaux événements de l'ancien monde. VAserro philologico ajouta à ces faits his- toriques une foule de fables et de mythologies. Bientôt les Métamorphoses d'Ovide, me tombèrent sous la main et ache- vèrent de meubler mon jeune cerveau d'une foule d'images et d'événements. Tout cela me préoccupait au point que je n'ai jamais connu l'ennui. Les impressions, parfois dange- reuses, que je puisais dans ces livres, ne tardèrent pas à être favorablement modifiées par la lecture du lélémaque de Fénelon, avec lequel je ne pouvais alors faire connais- sance que par la traduction si imparfaite de Neukirch; Robinson Crusoë et l'Ile Felsenburg eurent leur tour. Le Voyage de lord Anson autou? Un nouveau genre de productions littéraires qui surgi- rent tout à coup à Francfort, me fournirent de nouveaux sujets d'instruction et de plaisir : c'étaient des dires et des contes du moyen âge, qu'on a reproduits plus tard, sous le titre de Contes populaires. On en vendait une si grande quantité, qu'on avait pris le parti de les clicher et de les imprimer sur de mauvais papier gris, afin de pou- voir les donner à bon marché. Que nous étions heureux, nous autres enfants, lorsque, pour quelques kreutzers, nous étions parvenus à nous procurer, les Quatre fils Hai- mon , la Belle Mélusine, l'Empereur Oclavien, le Juif Errant, Fortunatus. Je venais d'acheter Fortunatas et je me proposais de le lire, lorsque je me sentis un malaise général, auquel succéda un violent accès de fièvre; le lendemain, j'avais la petite vérole. L'inocula- tion était déjà connue ; mais elle passait encore pour une intervention téméraire dans la marche de la nature, et peu de personnes avaient le courage d'y recourir. Après de longues et cruelles souffrances, le masque qui avait long temps couvert mes yeux et mon visage tomba : j'étais heu- reux puisque je revoyais le jour. Une de mes tantes, qui naguère aimait tant à me promener parce que ma beauté lui attirait des compliments, s'écria en me voyant : Mon Dieu, mon neveu, que tu es devenu laid! Toutes les maladies que le mauvais génie de l'enfance aime à lui envoyer, vinrent successivement fondre sur moi; et à chacune d'elles on m'assurait que j'étais fort heureux d'être débarrasse d'un mal qui dé- sormais ne pouvait plus avoir de prise sur moi. Cet état de souffrances perpétuelles, contre lequel je cherchai à me roidir pour éviter les tourments de l'impatience, augmenta à mes yeux le mérite des vertus stoïques que j'avais entendu vanter, et que le christianisme nous recommande 50US le titre de résignation. Parmi les calamités de ce genre, qui troublaient la paix de ma famille, je mentionnerai la mort d'un de mes frères, de quelques années moins âgé que moi. Il était d'une constitution délicate, taciturne et capricieux; je n'ai jamais pu en faire un ami ; la contagion des mala- dies d'enfance l'enleva, bien avant qu'il ne fût arrivé à l'adolescence. Mes maladies me devenaient d-autant plus funestes, que mon père voulait que je réparasse le temps qu'elles m'avaient fait perdre, en doublant mes heures d'étude. Pour échapper à ce surcroît de travail, je me réfugiais aussi sou- vent que possible chez mon grand-père maternel. Sa maison était un de ces anciens forts dont j'ai déjà parlé. Le digne prévôt y occupait ses loisirs en surveillant les es- paliers et en classant les tulipes et les jacinthes. Rien n'était plus réguHer, plus uniforme que la vie de ce vieil, lard. Chaque matin, sa voiture le conduisait à l'hôtel de ville; à son retour, il dînait, fiùsait la sieste et descendait ensuite au jardin, vêtu d'une robe de chambre ample et tramante, et coiffé d'un bonnet de velours à grands plis, ce qui lui donnait un air antique, tenant le milieu entre Âlcinoiis et Laërte. Il parlait peu, ne s'animait jamais et ne souffrait aucune innovation dans sa maison; tout en lui et autour de lui respirait la conscience d'une paix inviola- ble et d'une durée éternelle. Mais ce qu'il y avait en lui de plus étonnant, c'était l'esprit prophétique qui lui faisait pressentir l'avenir de tout ce qui pouvait le concerner, lui et les siens. Il n'avait jamais confié cette faculté qu'à sa femme ; nous autres enfants cependant, nous savions fort bien qu'il en était doué; aussi ressentions-nous pour lui une vénération mêlée de crainte. Voici quelques-ims dc3 faits de cette nature, dont on parlait souvent dans notre famille. Lorsqu'il n'était encore qu'un des plus jeunes magistrats de Francfort, il rêva qu'il était en séance, et qu'un des échevins qui venait de se lever, l'engageait fort poliment à prendre sa place. Le lendemain le même échevin fut frappé d'une attaque d'apoplexie foudroyante. Persuadé qu'il le remplacerait, mon grand-père fît faire tous les préparatifs nécessaires à la ct';lt 'iraliou Ce son avènement; et ce l'i. A la mort du prévôt de la ville, il eut sans doute une vi- sion semblable. Craignant que l'empereur ne se souvînt qu'autrefois il avait nommé les prévôts, le sénat mit tant d'empressement à remplacer son chef, que l'huissier fut oblige de parcourir la ville toute la nuit, afin que la séance pût avoir lieu dès le point du jour. Lorsque cet huissier ar- riva chez mon grand-père , il demanda un bout de chan- delle pour remplacer celui qui venait de s'user dans sa lanterne : Donnez-lui une chandelle entière, dit mon grand- père ; car c'est pour moi qu'il a toute cette peine. L'événe- ment justifia ces paroles, car le lendemain il était prévôt de la ville. » Les noms et les révélations étaient en chitîies inintelligibles pour moi. En parlant de ma famille, je ne puis m'empécher de penser avec reconnaissance à ma tante mariée au droguiste Melbert. J'allais souvent chez elle, car de ses fenêtres je pouvais voir à mon aise le tumulte du marché auquel je crai- gnais de me mêler; et si d'abord rien ne me parut intéres- sant dans le magasin de mon oncle, que le bois doux et les pastilles de réglisse, je finis par y puiser des connaissances exactes sur les divers objets que j'y voyais. Cette tante, la plus pt'tulante des sœurs de ma mère, était, depuis sa tendre jeimesse, toujours chez les voisines pour y soigne» et parer les enftmts dont, selon elle, on ne s'occupait ja m;ns assez. Charles VIL elle s'était élancée sur une l orne devant la- quelle l'empereur devait passer. Dès qu'elle le vit paraître, elle se mit à crier : Vive l'empereur! Cette espiè- glerie lui avait laissé un souvenir si agréable, qu'elle la racontait toujours avec orgueil. Une autre sœur de ma mère, avait épousé M. Stark, pasteur de l'église Sainte-Ca- therine; tous deux vivaient dans la paix et dans la retraite qui convenait à leur position. Dans cette maison j'appris à connaître Homère , mais par une traduction prosaïque , ornée de gravures qui achevèrent de fausser mes idées sur les héros de la Grèce. Les événements m'intéressèrent, et comme je regrettais de les voir finir si brusquement à la mort d'Hector, mon oncle me renvoya à l'Enéide de Vir gile, et cet ouvrage répondit parfaitement à mon attente. Il est, sans doute, inutile de dire que l'enseignement reli- gieux faisait partie de mes études. Alors le protestantisme n'était qu'une morale sèche et aride, peu propre à émou- voir 1 ame et à toucher le cœur : aussi voyait-on se former de toutes parts, des confréries telles que les séjjaratistes, les piétistes, les herrnhuter frères Moraves , qui tous cher- chaient à se rapprocher de la Divinité par l'intervention du Christ, et par des moyens qui leur semblaient plus efficaces que ce que leur offrait la religion reconnue. Les sépara- tistes intéressaient surtout, parla substantialité de leurs prin- cipes et par l'originalité de leurs manières. Parmi les anec- dotes qu'on se racontait sur ces sectaires, je ne citerai que la réponse d'un ferblantier, qu'on croyait embarrasser en lui demandant quel était son confesseur. « Mon confesseur, répondit-il, est d'un rang très-élevé; vous le connaissez tous ; c'est celui du roi David. » Influencé, sans doute, par ces exemples, j'eus à mon tour l'idée de me rapprocher de Dieu à ma manière. Mes instructions religieuses et plusieurs passages des Evangiles, m'avaient fait regarder comme le seul Dieu véritable, celui qui aime le monde et le considère comme son œuvre. N'osant toutefois donner une forme à ce Dieu, je voulais me le représenter par ses œuvres et lui élever un autel dans le véritable et antique esprit biblique. Les divers produits de la nature devaient composer cet autel, sur le- quel je voulais voir brûler une flamme, image de l'âme hu- maine, quand, par une pieuse exaltation, elle s'élève vers son Créateur. Le cabinet d'histoire naturelle de mon père me fournit tous les matériaux que je pouvais désirer; mais la manière de les entasser m'embarrassa longtemps. Je finis par me souvenir qu'il y avait, dans la maison, un fort beau pupitre en laque rouge, orné de dorures, sur lequel on posait les papiers de musique. Je le portai dans ma chfim- bre, et je rangeai symétriquement tous mes députés de ia terre, sur les différents degrés de ce meuble, ce qui for- mait un ensemble aussi imposant qu'agréable. Le premier sacrifice devait avoir lieu le lendemain, au lever du soleil. Le- jeune lévite ne savait cependant pas encore par quel moyen il obtiendrait une flamme qu'il voulait en même temps odorante. Après de longues réflexions, mon choix se fixa sur des pastilles du seraii, qui répandent un parfum exquis, et brûlent sans éclater en flammes, ce qui me parut une allégorie parfaite de la situation d'un cœur rempli de l'amour de Dieu. Depuis longtemps déjà, le soleil était monté à l'ho- rizon ; mais les murs des maisons voisines m'empéchèi'ent de le voir. Au premier rayon qui m'apparut enfin, l'ap- prochai le petit miroir ardent que je tenais à la main, de la soucoupe de porcelaine où j'avais déposé mes pastilles ; elles s'allumèrent aussitôt, et ma dévotion fut ardent. L'autel resta dans ma chambre tel que je l'avais dé- posé; on n'y vit qu'un élégant diminutif du cabinet d'his- toira naturelle, moi seul, j'en connaissais l'importance. Mon premier sacrifice m'avait rendu si heureux, que Je le renouvelai dès que le soleil m'en fournit le moyen. La soucoupe ne se trouvant pas sous ma main, je déposai les pastilles sur le pupitre; elles s'allumèrent, et le sacri- ficateur fut si abîmé dans sa contemplation, qu'il ne s'a- perçut point du dégât que causait son sacrifice. Les pas- tilles étaient éteintes; mais, semblables à de mauvais esprits qui s'envolent, elles avaient laissé après elles les noire. Je cachai le dommage en le cou vrant de mes plus étincelants morceaux de minerai ; mais j'avais perdu le courage et l'envie de renouveler mes sa orifices. Il me semblait même que cet accident ne m'était Arrivé que pour m'avertir combien il est dangereux de cherchera se rapprocher delà Divinité par de fômblables mayens. LIVRE IL Frédéric le Grand. Mon penchant à vivre et à faire vivre mes camarades dans u». Les bienfaits de la paix ne se font seuiii- nulle part d'une manière plus efficace, que clans les cités qui se gouvernent elles-mêmes , dont le territoire est assez vaste pour contenir un grand nombre de citoyens et la situation favorable au commerce. Francfort réunit tous ces avan- tages, et une longue paix Tavait fait arriver à un haut degré de prospérité. En 1756, nous vîmes éclater la guerre de Sept ans, qui exerça une irès-grande influence sur mon avenir. Le roi de Prusse, Frédéric le Grand, venait d'en- vahir la Saxe avec une armée de soixante mille hommes; au lieu d'une déclaration de guerre en forme, il s'était contenté de publier un manifeste de sa composition. L'Eu- rope se posa aussitôt en juge et se divisa en deux partis; les familles, sans en excepter la mienne, devinrent l'image de l'Europe. En sa qualité de prévôt, mon grand-père avait eu l'honneur de tenir le dais au-dessus de François 1er, pendant le couronnement de ce monarque, et l'impéra- trice Marie-Thérèse lui avait fait présent d'une superbe chahie d'or. Grâce à ce souvenir, il prit parti pour l'Autriche, et presque toutes ses filles et ses gendres par- 32 MÉMOIRES DE GOETHE. Chaque victoire du roi de Prusse était une fête chez nous, on la célébrait en niant, au besoin, tout ce qui pouvait être à l'avantage de ses adversaires ; les autres membres de la famille en faisaient autant; aussi ne pouvait- on plus se rencontrer dans la rue sans qu'il en résultât des querelles comme dans-Bomco et Juliette. Les calomnies qu'on répandait contre lui, me firent douter de la justice du public, comme, un an plus tôt, le tremblement de terre de Lisbonne, m'avait fait douter de la justice de Dieu. J'étais naturellement disposé à la vénération, et ma décep- tion était d'autant plus grande, dans cette occasion, quon m'avait constamment fait envisager le public comme un juge équitable, auquel il fallait tout sacrifier. Ce n'était pas en invoquant le respect de moi-même, mais en me faisant redouter l'opinion du monde, que mes parents s'étaient efforcés de m'accoutumer aux bonnes mœurs et à une sévère bienséance. Je suis forcé de reconnaître que c'est à cette épGque que remonte le dédain, je dirai même le mépris des jugements du public, dont je n'ai pu me dé' faire, que lorsque le temps et le développement de ma laison m'ont fait trouver un juste équilibre entre le res- pect aveugle et le mépris. La prolongation de la guerre fournit sans cesse des LIVRE 11. Si le grand nombre ne voyait d'abord, dans les événements qui se passaient au loin, que des sujets de conversation passionnés, quelques lïommes sensés comprenaient déjà, que l'intervention de la France pourrait fort bien étendre jusque sous nos murs, le théâtre de la guerre. Dans la crainte de quelque catastrophe imprévue, les parents retenaient leurs en- fants dans l'intérieur de la maison; et, comme il fallait les y amuser, on nous permit de faire revivre le théâtre de marionnettes que notre grand'mère nous avait donné. Le drame fondamental que nous savions par cœur, ne tarda pas à nous ennuyer, et nous nous lançâmes dans la re- présentation de pièces au-dessus de nos moyens matériels et intellectuels. J'avais appris de bonne heure à me servir de l'équerre et du compas, ce qui me mit à même d'enrichir nos déco- rations de palais et de villes ; et lorsque nous nous dé- goûtâmes des marionnettes pour les remplacer par nos individus, je fabriquai des armes et autres objets néces- saires à nos représentations, qui consistaient toujours en luttes et en batailles. Malheureusement ces luttes finis- saient presque toujours par quitter le terrain de la fiction dramatique pour celui de la réalité. Alors mes camarades prenaient parti tantôt pour, tantôt contre moi. Un seul, qiU; ''appellerai Pylade, ne m'abandonna qu'une fois et pour. Dominé presque aussitôt par le regret de s'être laisse exciter contre moi, il se jeta dans mes bras eu pleurant; et notre réunion ainsi renouvelée, resta long- U MÉMOIRES DE GOETHE. Les représentations dramatiques iiet-iient pas le seul moyen par lequel je captivais l'at- tention de mes jeunes amis, je leur contais des contes; et iorsqu'il me prenait fantaisie de parler en mon propre nom, ils se réjouissaient de voir leur camarade le héros de tant d'aventures extraordinaires. Je me demande en- core aujourd'hui, comment ils ont pu se faire illusion au point de croire que moi, dont ils connaissaient les occupa- tions et les habitudes, j'aie pu me transporter dans des lo- calités éloignées, pour y voir et faire des choses que je lour racontais comme étant arrivées la veille. Si je n'avais pas éprouvé de bonne heure le besoin de traiter artisti- quement les fantastiques créations de mon imagination, les vanterics et les fanfaronnades qui me donnaient tant de relief aux yeux de mes camarades, auraient pu avoir df'S suites fâcheuses pour mon caractère et mon esprit. Voici un de ces contes : il produisit beaucoup d'effet, et on me l'a fait répéter tant de fois, qu'il ne s'est jamais effacé de ma mémoire. CONTK DE PR TITS GARÇON 9. Dernièrement, c'était pendant la nuit du samedi de la Pentecôte, j'ai rêvé que, debout devant ma glace, je me paiais du beau costume d'été que mes parents m'ont fait Taire. Ce costume, ainsi que vous le savez, mes amis, se compose de souliers neufs à boucles d'argent, de bas de laine brune et très-fine, d'une culotte de serge noire, d'un habit de bouracan vert et d'un gilet de brocart d'or : c'était le gilet de noces de mon père qu'on avait ajusté à ma taille Ma frisure amplement poudrée, faisait l'effet de deux ailes blanches qui se déployaient des deux côtés de la tête. A mon grand chagrin, je ne pouvais finir de m'habiller, car, LIVRE II. Au milieu de cet embarras, je vis apparaître un beau jeune homme qui me salua amicalement. A ces mots, il me montra trois superbes pommes; l'une était rouge, l'autre jaune et la troisième verte : on eût dit des pierres précieuses taillées en forme de fruits. Je vou- lus m'en emparer, le dieu m'arrêta. Choisis les trois plus beaux jeunes gens de la ville, donne à chacun d'eux une de ces pommes, et ils trouveront des épouses aussi parfaites qu'ils pourront les désirer. Prends maintenant, ajouta-t-il, et acquitte-toi sagement de ta commission. Puis il disparut après avoir mis les pommes dans ma main. Au même in- stant ces fruits s'allongèrent et se métamorphosèrent en trois petites filles, qui se glissèrent lentement le long de mes doigts et se perdirent dans l'air. Elle était beau» coup plus éveillée et plus mignonne que les trois premières, et j'en fus si charmé, que je cherchai à la prendre; mais je me sentis aussitôt frappé à la tête avec tant de force, que je tombai sans connaissance, jusqu'au moment où l'on vint me réveiller pour m'avertir qu'il était temps de me lever pt de faire ma toilette. Le souvenir de ce rêve me pour- ivit à l'église et même à table. Ils étaient sortis, on m'indiqua l'endroit où ils étaient allés se promener, et j'allai les rejoindre, dans l'espoir de passer une agréable soirée. Le chemin qu'il fallait suivre passait tout près de ce mur que vous connaissez tous, et qu'on a appelé le mur mauvais, parce qu'il y revient des esprits. Je marchais doucement en pensant à mes trois déesses, et surtout à la charmante petite nymphe. Espérant qu'elle serait assez aimable pour venir se balancer sur mes doigts, je les dis- posai de manière à la recevoir de mon mieux. En ce mo- ment je vis une porte cintrée qui s'ouvrit dans le mur mauvais, et que je n'avais encore jamais remarquée. Les arches et les entablements étaient parfaitement bien sculptés, mais la porte elle-même me captivait plus que ces ornements. Elle était en bois très-vieux et d'un brun foncé , et ses ferrements de bronze représentaient des feuillages au milieu desquels s'abritaient des oiseaux que je ne pouvais assez admirer; mais on n'y voyait ni loquet, ni marteau, ni même le trou d'une serrure, d'où je con- clus qu'elle ne s'ouvrait qu'en dedans. Je ne m'étais pas trompé, car lorsque j'y posai la main pour toucher les ci- selures, la porte s'ouvrit, et je vis paraître un homme dont le costume long et large avait quelque chose d'étrange. La barbe vénérable qui ombrageait son menton, me fit croire qu'fl était juif. On eût dit qu'il devinait ma pensée, car il fit aussitôt le signe de la croix, comme pour me prouver qu'il était bon catholique romain, puis il me dit d'une voix douce et agréable : — Que faites-vous donc ici, mon jeune monsieur? Me rappelant enfin que dans des positions pareilles les princes et les sultans ne se demandaient même pas s'ils couraient quelque danger, je m'avançai hardiment; au reste, n'avais-je pas mon épée pour me défendre, dans le cas où le vieillard aurait des intentions hostiles? Dès que jeus passé le seuil de la porte, elle se referma bruyamment. Mon guide me montra les sculptures et les ciselures de l'in- térieur, qui étaient en effet beaucoup plus belles que celles de lextérieur, puis il me fit faire le tour d'un immense mur d'enceinte au milieu duquel s'étendait un jardin, dont je ne pouvais voir que les extrémités; et cependant jy trouvais à chaque pas de nouveaux objets de surprise et d'admiration. Des tètes de tritons artistement entourées de coquillages, de coraux et de minerai, jetaient de l'eau dans de vastes bassins de marbre. Çà et là, il y avait de vastes volières peuplées d'oiseaux, d'écureuils ci d'autres charmants petits animaux. Quelques oiseaux nous accueillirent par des chants harmonieux, d'autres tinrent les propos les plus bizarres ; les sansonnets surtout ne ces- sèrent de me crier : Paris, Paris! Le vieillard me regardait, sans doute pour juger de l'effet que ces noms produiraient sur moi ; je- fis semblant de ne pas les avoir entendus. Pendant notre promenade autour des murs, j'avais entrevu plusieurs fois une grille dorée qui semblait fermer le centre de ce merveilleux jardin; revenu près de la porte, d'où le vieillard avait l'air de vouloir me renvoyer, je lui demandai s'il ne pourrait pas me faire examiner cette grille de plus près. J'y consentis, et nous nous avançâmes vers la grille. Derrière cette grille une eau claire coulait doucement, entre deux murs de marbre, et une multitude de poissons rouges et blancs jouaient dans cette eau. Le côté opposé du canal était, à mon grand regret, fermé par une grille semblable à celle devant la- quelle je me trouvais. Quoique je ne visse ni pont ni au- cun autre moyen de passage, j'eus le courage de demander à mon guide s'il ne pourrait pas me conduire sur l'autre rive dr, canal. Pour obtenir cette faveur, il tillait consentir à changer de costume. A cet effet, mon guide me ramena vers le mur d'enceinte et me fit entrer dans un joli petit vestiaire, où il y avait un grand choix de vêtements dans le goût oriental. Lorsque je me fus accommodé de celui qui me tîattaitle plus, le vieillard fit tomber la poudre de mes cheveux et les enferma dans un élégant filet. En me regardant dans la glace, je reconnus que j'étais mieux ainsi qu'avec ma pédantesque toilette des dimanches. Cette môme glace me reflétait trois lanières de cuir longues, étroites et attachées à un seul et même manche. Un secret pi'essentiment me disait que cet objet n'était pas destiné à un usage fort agréable. J'en parlai à mon guide, qui me dit avec beaucoup de douceur et de bonté, que c'était un martinet, pour châtier les imprudents qui abuseraient de la confiance qu'on leur aurait accordée ici. En prononçant ces mots, il sortit et je le suivis. De retour près de la grille, mes yeux cherchaient de nouveau un moyen quelconque pour traverser le canal. Un bruit étourdissant accompagnait cette mêlée, puis tout redevint Ci. Des fleurs comme je n'en avais jamais vu, classées par nuances et à tiges basses, afin que lœil pût facilement suivre le dessin de ce parterre, bor- daient les étroits sentiers garnis d'un magnifique sable d'azur. On eût dit le reflet du ciel dans l'eau, ou plutôt le ciel lui-même découpant une terre fleurie et suivant avec amour les contours de ces découpures. Après avoir marché quelque temps sur les pas de mon guide, je me trouvai en face d'un grand rond rempli de cyprès et de peupliers, que le regard ne pouvait percer, car les basses branches semblaient sortir du sol. Le vieil- lard me fit entrer dans ce massif, où je me trouvai tout à coup devant un superbe palais d'été, entouré d'une élé- gante colonnade. A l'admiration que me causait ce chef- d'œuvre d'architecture, vint aussitôt se mêler le ravisse- ment où me plongeait une musique délicieuse qui sortait du palais. Il me semblait entendre tour à tour un luth, une harpe, une guitare et encore un autre instrument du même genre, dont je ne pouvais deviner le nom. A un signe de mon guide, le portail s'ouvrit, et je vis avancer vers moi la jeune et jolie petite fille dont j'avais vu la gracieuse miniature danser sur le bout de mes doigts. Elle me salua comme une ancienne connaissance et m'invita à enti'er; j'acceptai, le vieillard ne nous suivit point. Après avoir traversé une galerie voûtée et richement ornée, ma compagne m'introduisit dans une salle dont la splendeur et surtout le superbe plafond en forme de dôme auraient captivé mon attention, si un spectacle plus séduisant en- core ne l'avait pas réclamée tout entière. L'une de ces dames était habillée de jaune, l'autre de rouge et la troisième de vert. Chacune d'elles iQuvii dans ses bras 40 MÉMOIRES DE GOETHE. Mon introductrice me conduisit aussitôt près d'une ban- quette où elle me fit placer à côté d'elle, après avoir pris une mandoline qui était déposée sur cette banquette Au même instant les trois dames commencèrent un trio que j'écoutai avec plaisir, mais non sans regarder les musiciennes La harpiste, c'est-à-dire, la dame aux vêtements rouges, se distinguait par une magnifique chevelure d'un brun foncé, par une taille élevée , des traits d'une beauté imposante et des manières majestueuses. La dame jaune, qui jouait de la guitare , avait pour elle les grâces et l'affabilité ; c'était une jolie blonde. La dame verte ne tarda pas à at- tirer mon attention, car elle s'occupait beaucoup de moi. Les mélodies qu'elle obtenait de son luth avaient quelque chose de très-touchant et semblaient m'être spécialement adressées. Il me fut impossible cependant de décider si la belle cherchait à m'intéresser, à m'émouvoir, ou si elle ne voulait que se moquer de moi. La charmante Alerte, ne trU'da pas toutefois à occuper seule toutes mes pensées. Ma tâche, à leur égard, se bornait à leur procurer des maris ; je n'avais donc rien à espérer d'elles pour mon propre compte. Lorsque les dames eurent fini leur concert, elles ordonnè- rent à la petite de les amuser par un air vif et gai; Alerte pri sa mandoline et se mit à jouer et à danser en même icmps. Ne pouvant résister au désir de danser avec elle , nous régalâmes ces dames d'un ballet dont elles parurent LIVRE II. Alerte me conduisit dans sa chambre où elle me pré- senta des oranges, des figues, des pêches, du raisin, et toutes sortes de sucreries et de gâteaux. Pendant que je faisais honneur à ce friand goûter, elle me versa du vin pétillant dans une coupe de cristal. Voyant que je ne vou- lais plus ni boire ni manger, elle me tlt passer dans une autre pièce entourée d'armoires vitrées qui renfermaient les joujoux les plus riches et les plus ingénieux. A ces mots, elle ouvrit une boîte remplie de petits sol- dats, si parfaitement faits, que j'en fus ébloui; puis elle referma la boite et me conduisit sur le pont d'or qui, à cause des pertuisanes et des hallebardes dont il était com- posé, lui paraissait le lieu le plus convenable pour jouer à la guerre. Dès que nous y fûmes arrivés, chacun de nous prit son armée et la mit en bataille. La mienne se com- posait de cavaliers grecs, ayant Achille à leur tête ; la sienne consistait en amazones commandées par leur reine. Nous avions aussi une espèce d'artillerie : c'étaient de petites balles avec lesquelles nous devions nous battre. Alerte m'avait recommandé de ne pas lancer mes ballrs avec trop de force, afin de renverser les soldats sans Us endommager. Nous nous conformâmes d'abord à cette règle, mais bientôt ma belle amie, s'apercevant que je visais mieux qu'elle, approcha ses canons si près de mon armée, qu'en peu de temps, mes meilleures troupes gisaient à tL-rre. Voyant que la victoire allait m'échapper, je n'écou- tai plus que la colère, et je lançai mes boulets avec tant de violence, que plusieurs de ses guerrières se brisè- rent. Les morceaux cependant se rejoignirent aussitôt, les 42 ' MÉMOIRES DE GOETHE. J'étais pétrifié, les cris d'Alerte me rappelèrent à moi-même, ses reproches m'irritèrent au point que je jetai violemment à travers son armée toutes les balles qui m'é- taient restées. Cette décharge brutale, brisa la reine et ses aides de camp; toutes ces dames se rejoignirent comme les premières, galopèrent sous les tilleuls et disparurent dans le mur. A la vue de ce nouveau malheur, Alerte m'appliqua un vigoureux soufflet. J'avais toujours entendu dire qu'on ne devait répondre à un soufflet de femme que par un baiser; je la pris donc par le col et je l'embrassai à plusieurs reprises. Ses cris terribles me décidèrent à lui rendrela liberté; il en était temps! Les pointes de ces armes déchiraient mes habits et ma peau, je courais à chaque instant le risque d'être «mpalé, lorsque les grilles, en se relevant tout à coup, me lancèrent sous les tilleuls où je perdis connaissance. Ma belle ennemie, debout sur l'autre rive du canal, où elle était sans doute tombée plus doucement que moi, poussa de si grands éclats de rire et m'adressa des moqueries si cruelles, qu'en me faisant revenir à la vie, elle me rendit toute ma colère. Une partie de mon armée avait été jetée avec moi sur le gazon. Je commençai par m'emparer de l'héroïque Achille que je lançai contre un arbre; sa résur- rection et sa fuite me tirent tant de plaisir, que je l'aurais fait rejoindre par tous les Grecs que j'avais à ma dispo- sition, si des jets d'eau qui sortirent tout à coup de la terre, des arbres et du mur n'étaient pas venus m'assaillir. Mes vêtements déjà en lambeaux furent bientôt si mouillés, que je pris le parti de m'en débarrasser; et cominç il faisais. Mon sang s'était rafraîchi', ma colère s'était évanouie, et je ne désirais rien tant qu'une réconciliation avec Alerte, lorsque le vieillard parut devant moi. J'eus honte de mon état de nudité ; mais il ne s'en aperçut point, tant il était irrité; il m'accabla de reproches et alla même jusqu'à me menacer du martinet. Le vieillard s'agenouilla devant moi, puis il me conduisit poliment dans le vestiaire, d'où je ne tardai pas à sortir, poudré, frisé et vêtu comme je l'étais en y entrant la pre- mière fois. Lorsque mon guide, qui semblait être devenu muet tout d'un coup, me fit passer le seuil de la porte dont les belles sculptures m'avaient attiré en ce lieu, il me dé- signa de la main une toutfe de noyers dont les branches dépassaient le mur, une table en pierre avec une inscription illisible et une très-belle fontaine dont l'eau tombait dans un bassin aussi artistement décoré que la fontaine. Tous ces objets étaient très-près les uns des autres et en face de la porte du jardin; d'où je conclus que le vieillard me les faisait remarquer pour m'aider à retrouver cette porte, qu'il ferma brusquement sur moi dès que je fus sorti. Je n'en suis pas moins fort souvent retourné à cette place, et j'ai reconnu avec beaucoup de joie que les objets se rapprochent. J'espère maintenant que lorsqu'ils seront re- venus à la place où je les ai vus en sortant du jardin, la porte redeviendra visible et s'ouvrira dt nouveau pour moi. Je ferai alors tous mes efforts pour renouer l'aven- ture ; mais j'ignore s'il me sera permis ou défendu de vous raconter ce qui pourra m'arriver. A force de regarder ces ob- jets, ils crurent les voir remuer, mais les uns prétendaient qu'ils s'éloignaient et les autres qu'ils se rapprochaient. Comme à cet âge il est difficile de garder un secret, ils ne tardèrent pas à me confier leur prétendue découverte, et ce fut ainsi que, quoique bien jeune encore, j'appris que les hommes ont un penchant inné à se former des opinions bizarres et fausses sur les choses les plus simples et les plus faciles à vérifier. Au reste, je ue voulais pas tromper mes amis, mais les amuser, car j'avais horreur du men- songe et de la dissimulation. Le chagrin que me causèrent ces pro- fédés, m'inspira la résolution de bannir la mollesse et les rêves fantastiques, pour me roidir contre les soutTrances morales et physiques de la vie. Les occasions de m'exercer dans le stoïcisme ne me manquèrent point; mes maîtres ne se bornaient pas à des réprimandes, ils en venaient sou- vent aux c. Si je m'étais borné à me montrer inditîérent à la douleur, je me serais fait respecter, mais en me voyant pour ainsi dire, faire pro- fession de l'insensibihté, leur brutalité dégénéra en cruauté et me fit oublier mon stoïcisme. Je ne citerai qu'un seul exemple à l'appui de cette assertion : j'étais allé trouver mes camarades dans la maison où nous devions prendre une leçon particulière. Le maître ne vint point ce jour-là, il fallut cependant l'attendre jusqu'à ce que l'heure fixée pour la leçon se fût écoulée. Après avoir joué quelque temps d'une manière assez paisible, mes bons amis se re- tirèrent et je restai seul avec trois de mes condisciples, les plus mal élevés et les plus méchants. Ceux-là aussi me quittèrent un instant; puis ils revinrent avec des verges qu'ils s'étaient procurées en dénouant un balai de cuisine. Je devinai sans peine leur intention, mais il me vint l'idée de ne leur opposer aucune résistance, jusqu'à ce que j'eusse entendu sonner l'heure à laquelle devait finir notre leçon. Dès en entrant, ils commencèrent à me fouetter im- pitoyablement les jambes et les mollets; je restai muet et immobile. L'heure se fit attendre plus longtemps que je ne l'avais pensé; je tins bon cependant, mon courage croissait avec ma douleur; mais au premier coup de l'horloge, je saisis un de mes bourreaux par les cheveux et je le jetai sur le parquet où je le retins en appuyant mon genou sur son dos ; au même instant j'avais passé le cou de l'autre sous mon bras droit, et je le serrais si fort qu'il ne pou- 3. Insensible à leurs coups de pied, de dents et d'ongles, je cognais silencieusement leurs têtes les unes contre les autres, et je ne sais ce qui serait arrivé, si leurs cris n'avaient pas attiré les domesti- ques et même les maîtres de la maison. Les débris des verges et mes jambes en sang, prouvèrent du reste que j'avais été poussé à bout. On promit de punir les coupables et je me retirai en déclarant : que le premier qui oserait m'attaquer désormais, serait sur d'avoir les yeux arrachés et les oreilles coupées, si toutefois je ne l'étranglais pas. Cet incident mit fin aux leçons en commun, et me rap- procha de ma sœur Cornélie, qui n'avait qu'un an de plus que moi et dont la compagnie me devenait toujours plus agréable. Je ne quitterai point ces souvenirs d'enfance, sans raconter encore quelques-uns des désagréments que me causèrent mes camarades. La force se repousse par la force; mais que peut op- poser un enfant bien élevé et naturellement doux et ai- mant, à la méchanceté, à la perfidie, à la moquerie? Mes condisciples, jaloux du moindre avantage que j'avais sur eux, m'enviaient surtout l'honneur d'avoir le prévôt de la ville pour grand-père. Ils avaient cru remarquer que pendant une séance de fifres, je m'étais enorgueilli de la place distinguée qu'occupait mon grand-père, qui con- sistait en un fauteuil, en forme de trône, placé immé- diatement sous le portrait de l'Empereur. Le lendemain de la cérémonie, le plus méchant de ces enfants, me dit que, semblable au paon, je n'osais regarder à mes pieds. C'était une malicieuse allusion à l'état du père de mon grand-père qui avait été aubergiste à Francfort. Je lui répondis que cette circonstance, loin de m'humilier, n'é- tait qu'une preuve de l'excellence du gouvernement de notre ville, puisque ce n'était pas par la naissance, mais par le mérite qu'on y arrivait aux postes les plus élevés. Au lieu de m'écouter, il chuchota avec nos autres cama- rades d'un air moqueur ; je le sommai de parler haut. J'exigeai l'explication de ce propos énigmatique ; il me la donna, en répétant ce qu'il prétendait avoir entendu dire à ses parents. C'est-à-dire, que l'homme dont mon père portait le nom, n'était pas son véritable père, et qu'il en avait accepté le rôle d'après les instances d'un très- grand seigneur, à qui mon père devait le jour. Loin de me fâcher, je répondis tranquillement que, n'importe à qui l'on pouvait devoir la vie, elle n'en était pas moins belle, et qu'en remontant à son départ, tout le monde la devait à Dieu lui-même. Charmés d'en être quittes à si bon marché, car ils s'attendaient à un violent accès de colère, mes camarades m'invitèrent à une partie de jeu; j'acceptai, ce qui, entre enfants, est un signe infaillible de 4« MS-MOIRES DE GOETHE. L'indigne calomnie par laquelle on avait cru m'humilier; produisit un effet plus fâcheux, car elle minocula une maladie morale. De toute la famille de mon père, lui seul était riche, et cette richesse, il la tenait de sa mère; jamais je ne l'avais entendu faire mention de son père, tandis qu'il parlait souvent de la beauté remarquable de sa mère. Je me rappelais, en outre, avoir vu dans la chambre de cette bonne grand'mère, le portrait, non do son mari, mais d'un beau seigneur en grand uniforme et décoré de la Toison d'or. En élaborant dans ma petite tète toutes ces apparences pour en faire un tout complet, je m'exerçais déjà à cette poésie moderne qui, en faisant passer toutes les situations possibles de la vie par les com- binaisons les plus aventureuses, s'est attiré les suffrages du monde civilisé. Je vais enfin détourner mes regards de cette époque de la vie qu'on appelle enfance. Au reste, qui pourrait en parler dignement? C'est avec plaisir, c'est même avec admiration que nous contemplons les petits êtres qui se développent autour de nous ; c'est avec et par les enfants, que la nature se moque de notre raison, car l'enfant, con- sidéré en lui-même et par rapport à ses forces, est telle- ment adroit, naïf et sensé, qu'il ne semble avoir besoin d'aucune espèce d'éducation; et il est certain que si les enfants continuaient à se développer tels qu'on les voit d'abord, il n'y aurait que des hommes de génie en ce LIVRE II. Malheureusement les divers systèmes organiques dont l'homme se compose, découlent les uns des autres, se succèdent et se transforment au point qu'après un cer- tain nombre d'années, on ne trouve plus aucune trace des dispositions et des facultés qui s'étaient manifestées chez l'enfant. Je n'ai cependant pas l'intention de finir ici l'his- toire de ma première jeunesse; j'en reprendrai souvent le fil ; mais je dois avant tout, mentionner l'intluence que la marche de la guerre exerça sur les sentiments et sur la ma- nière d'être de tous les habitants de notre ville. Le paisible bourgeois ne saurait rester indifférent aux grands événe- ments politiques, lors même qu'ils se passent sur un théâtre lointain; mais lorequ'ils s'accomplissent autour de lui, les maux réels viennent se joindre à l'irritation morale que cause le récit des faits qui contrarient souvent nos opi- nions. Pendant le cours de l'année 1757, rien encore ne troublait matériellement notre repos, le théâtre de la guerre était toujours loin de nous, les victoires et les dé- faites se succédaient rapidement ; la grande figure de Fré- déric dominait le tout, et sa gloire sortait plus belle que jamais des catastrophes qui semblaient devoir l'anéantir pour jamais. L'enthousiasme de ses admirateurs devint plus exalté et augmenta la haine de ses ennemis, ce qui acheva de diviser nos citoyens, dont les plus distingués déjà, étaient séparés par les croyances religieuses, et par leur exclusion du gouvernement, auquel un très-petit nombre seulement pouvait prendre part. Les hommes de mérite qui se trouvaient dans ce dernier cas, s'isolèrent et cherchèrent des distractions dans l'étude ; situation excen- trique dont je citerai quelques exemples, afin d'expliquer les bizarreries qu'on a si souvent reprochées aux bourgeois de Francfort. Lorsque mon père revint de ses voyages, il voulut se préparer à servir utilement sa ville natale, par des fonctions subalternes, pour lesquelles il ne voulait pas d'appointements, mais à la condition qu'on les lui con- fierait sans le soumettre à l'épreuve de l'élection, très-peu 50 MÉMOIRES DE GOETHE. L'usage et les lois s'op- posaient à son désir, et il essuya un refus dont il fut telle- ment blessé, quMl jura de ne jamais accepter aucune fonc- tion publique. Enfermé ainsi dans la vie privée, il se livra entièrement à ces penchants de liberté et d'élé- gance, dont il avait contracté l'habitude dans ses voyages. Cette manière d'être, au reste, avait eu des prédécesseurs, et elle eut des imitateurs. Le baron Hakel, vivait d'une manière digne de sa naissanoe et de sa fortune, et exerçait la charité d'une manière assez originale. Il faisait décem- ment habiller tous les pauvres qui ne recevaient leur part de la distribution quotidienne, que lorsqu'ils se présen- taient avec ces vêtements, soigneusement et proprement entretenus. Johann Michaël de Loën, était fort connu dans le monde littéraire; sans être né à Francfort, il était venu s'y fixer et avait épousé une sœur de ma grand'mère, c'est-à-dire, delà femme du prévôt. SonHonnête homme à la cour, ouvrage didactique, fit beaucoup de bruit et lui valut l'estime gé- nérale. Un second ouvrage, intitulé : La seule Religion vé- ritable, et dont le but était d'engager les catholiques, les luthériens et les calvinistes à se tendre la main, l'engagea, avec le clergé, dans une terrible querelle dont Frédéric le Grand le délivra, en le nommant président dans une petite ville prussienne. Il paraît qu'il n'y fut pas heureux : ce qu'il y a de certain, c'est que mon père l'avait engagé à refuser l'offre de Frédéric. L'exemple de Voltaire, indi- gnement arrêtée Francfort, sur le réquisitoire de M. Je me bornerai à citer le nom du docteur Orth; m m but n'est pas d'élever un monument aux hommes les plus remar- quables de Francfort, je n'en parle que sous le point de vue de leffet que leur réputation ou leur personnalité ont produit sur moi. Ce savant docteur publia les statuts des villes libres, dont les chapitres historiques m'intéressèrent au point que je ne pouvais me lasser de les étudier. Les riches se faisaient alors enterrer avec une magnificence souvent fatale à leurs héritiers. Les personnes qui tiraient un bénéfice des splendides enterrements, déclamèrent contre cette innovation, elle n'en eut pas moins de nombreux imitateurs. Je cite cet exemple comme un symptôme des principes d'égalité qui se sont manifestés avec tant de vio- lence dans la dernière moitié du dix-huitième siècle. Dans une ville où tout le monde se connaît, ce qui sort des habitudes routinières, soit en bien, soit en mal, est sé- vèrement critiqué. Les frères Senkenberg se trouvèrent dansce cas, car depuisleur plus tendre jeunesse, ils s'étaient distingués par des allures à eux et parfois très-ridicules. L'aîné, qui avait embrassé la carrière de la médecine, ne tarda pas à consacrer sa bibliothèque, sa superbe maison, son vaste jardin, tout ce qu'il possédait enfin, à doter la ville de Francfort, d'un jardin botanique, d'un cours d'anu- iomie, d'un laboratoire de chimie et d'un hôpital. Alors seulement on se repentit des sobriquets par Icsqucb on avait cherché à le flétrir. Le caractère et les écrits de Charles-r: 82 MÉMOIRES DE GOETHE. Les cours des petits souverains allemands offraient alors le tableau d'un maître qui veut être aveu- glément obéi, et de serviteurs qui se croient le droit de n'agir que selon leur conviction. Ces tiraillements faisaient passer les emplois de main en main, et ce ne furent pas les hommes d'iionneur et de conscience, mais les intri- gants avides et serviles qui les conservèrent le plus long- temps. Moser avait vu ce mal de près, il l'attaqua en ci- toyen et avec un talent sûr, qu'une longue pratique avait presque réduit à l'état de métier. Je me souviendrai tou- jours, non-seulement de ses ouvrages, tels que : Le Maître et le Serviteur, Daniel dans la fusse aux lions, etc. On s'étonnn d'abord de ce qu'un poëte si harmonieux pût avoir un nom si rude, puis on s'y accoutuma, sans s'occuper da- vantage de la signification des deux syllabes qui composent ce nom frappe bâton. Je n'avais encore vu dans la bi- bliothèque de mon père que des poètes dont la célébrité avait, pour ainsi dire, grandi avec lui, tels que Canitz, Hagedorn, DroUingert, Gellert, Kroutz, Haller, etc. Tous avaient rimé leurs vers; aussi mon père ne comprenait-il pas d'autre poésie que celle-là; et il fut blessé au vif, lorsque les vers non rimes de la Messiade devinrent l'objet de l'admiration générale. Loin d'acheter cet ouvrage, il nous défendit de le faire entrer dans la maison. Un de ses amis intimes, le conseiller Schneider, l'y apporta en cachette. La piété si naïve et pourtant si noblement expri- mée des dix premiers chants les autres n'avaient pas en- core paru , l'harmonie du style, que ceux-là mêmes ui s'obstinent à n'y voir qu'une prose poétique, n'oseraient contester, avait tellement frappé le conseiller, qu'il croyait ne pouvoir mieux passer la semaine sainte, qu'en la con- LIVRE II. Ses etîorts pour faire partager son opinion à mon père, amenèrent quelques scènes vio- lentes. Le conseiller prit alors le parti de se taire, car il ne voulait pas sacrifier à un dissentiment littéraire, un vieil ami et un bon dîner chaque dimanche. Tout en cachant soigneusement la Messiode, ma mère nous permit, à ma sœur et à moi, de la lire. Cet ouvrage nous plut tant, que nous en apprîmes plusieurs passages par cœur. Lé rêve de Porcic était de ce nombre, et nous le récitâmes chacun à notre tour; mais dans le sauvage dialogue entre Satan et Adramelech, nous nous paitagions les rôles, et nous aimions à nous lancer à la tète le plus souvent possible, les anathèmes affreux, mais sonores, de ce dialogue. Er» hiver, mon père se faisait toujours raser le samedi soir, afin d'être plus tôt prêt le dimanche pour aller à Téglise. Pendant une de ces soirées du sumsdi, ma sœur et moi, nous étions assis sur un tabouret derrière le poêle, et nous murmurions, à demi-voix les pnrases infernales de notre scène de prédilection. Au moment où Adramelech saisit Satan avec son bras d'airain, ma sœur jeta ses jolies pe- tites mains sur mon épaule, et récita d'une voix étoufïee, mais passionnée les vers suivants : « Secours-moi, Satan! » Puis, oubliant toute prudence, elle ajouta d'une voix haute et terrible : « Je suis anéanti!... » Saisi d'ellroi, le barbier renversa son bassin plein d'eau chaude sur la poitrine de mon père. Le mal que les hexamètres de Klopstock venaient de causer avait trop impressionné mon père, pour qu'il ne renouvelât pas la proscription dont il avait frappé cet ouvrage. C'est ainsi que les enfants et le peuple se font un jeu du sublime ; s'ils l'envisageaient sous son véritable point Cjè vue, ils n'auraient pas la force de le soutenir. Le jour de l'an à Francfort. Le jour de l'an répandait toujours sur notre ville un air d'activité et d'empressement. Les personnes qui ne sor- taient presque jamais de leurs maisons, se mettaient, ce joiir-là, en grande tenue, pour aller donner à leurs pro- tecteurs et amis, im témoignage de politesse et d'atfec- tion; pour nous seuls les solennités et les plaisirs avaient un cachet moins banal, à cause du rôle important qu'y jouait mon grand-père. Dès le point du jour, nous accou- rions chez lui afin de ne rien perdre du concert de hautbois, de clarinettes et de tambours dont on venait le régaler. Après le départ de ces inusiciens, le prévôt nous chargeait de distribuer les dons cachetés par lesquels il reconnaissait les compliments des classes pauvres, puis il recevait ses parents, ses amis, les échevins et tous ses subordonnés. Le soir il y avait chez lui, réception solennelle dans des ap- partements de gala, qui ne s'ouvraient que pour ces sortes d'occasions. Les sucreries et les vins de liqueur qu'on 56 MÉMOIRES DE GOETHE. Depuis plusieurs mois déjà, les troupes françaises avaient obtenu le droit de passer par notre ville. Selon l'antique usage des villes libres de l'Empire, la garde de la tour principale, annonçait leur approche en sonnant de la trompette. Dans les derniers jours de décembre, ce signal était devenu très- frécpient, et pendant toute la durée du premier jour de l'an, il n'avait cessé de se faire entendre, d'où l'on conclut qu'il s'opérait un mouvement extraordinaire. Le lende- main une colonne française traversa le pont et s'étendit jusque sur l'autre extrémité de la ville, où elle fit halte près du grand corps de garde, dont elle s'empara aussitôt. Depuis longtemps déjà, Francfort n'avait éprouvé une catastrophe semblable ; tout le monde en fut affligé, mon père seul ne put jamais la supporter avec résignation ; c'est qu'en effet, il ne pouvait rien lui arriver de plus antipa- thique, que d'être obligé de loger dans sa nouvelle mair son, si élégamment décorée, des Français, des ennemis du roi de Prusse. Il n'avait cependant pas à se plaindre de l'hùte que la nécessité lui imposait. C'était le lieutenant de roi, comte de-Thorane. Sa taille était sèche et maigre, et son visage très-détiguré par la petite vérole ; Féclat de ses grands yeux noirs et la distinction de ses manières compen- saient amplement ces désavantages. Dès en entrant clans notre maison, il avait entendu nommer, au nombre des chambres qu'on voulait réserver pour l'usage de la fa- mille, celle qui renfermait les tableaux. Il demanda la permission de voir ces tableaux, et il en fut si content, qu'il pria qu'on lui envoyât les peintres qui les avaient LIVRE m. Ce point de contact artistique, n'exerça aucune intluence sur mon père ; sa mauvaise humeur augmentait de jour en jour, malgré la conduite du comte, qui poussait le scrupule jusqu'à ne vouloir pas attacher ses cartes de pays sur les murailles, dans la crainte de gâter les tapisseries. Ses fonctions plus judiciaires que militaires, le forçaient à recevoir jour et nuit tous ceux qui avaient une réclamation à faire; d'un autre côté, il avait tous les jours à dîner, un grand nom- bre d'ofticiers et d'autres personnages qui se trouvaient en rapport direct avec lui : aussi notre maison ressemblait-elle à une véritable ruche d'abeilles. Ce mouvement extraordi- naire augmenta l'hypocondrie de mon père au point que, pour emf. Cette démarche fortifia le comte dans sa résolution de ne jamais donner aucun juste sujet de plainte contre lui ; et sa conduite est toujours restée la même pendant son long séjour parmi nous. Sa justice et son incorruptibilité lui ont valu l'estime générale; il était sévère, mais généreux; et loin de causer la moindre dépense pécuniaire à la maison, il avait toujours l'attention de nous envoyer, à ma sœur et à moi, une large part do ses splendides desserts. Bientôt nous nous aperçûmes quu le comte s'enfermait parfois, une journée entière, sans n-cevoir personne, même dans! Le comte, malgré ses haut. Les peintres n'avaient pas manqué de se rendre à Tap- psl du comte. Il acheta d'abord ce qu'ils avaient à vendre, puis il leur fit exécuter des t ibleaux sur des toiles destinées à tapisser les appartements du château de son frère aîné. Seekatz se chargea des t ibleaux champêtres; il y avait du vrai dans ses arbres, mais le feuillage était mesquin et maigre. Parmi les personnages dont il animait ses forêts, les vieillards et les enfants ne laissaient rien à désirer, mais les femmes, et surtout les jeunes filles, étaient toujours disgracieuses. J'ai appris plus tard la cause de cette par- ticrdarité : madame Seekatz n'a jamais permis à son mari d'avoir, pour les figures de femmes, d'autre modèle qu'elle- même, malheureusement elle était petite, mal faite et presque laide; le moyen d'arriver au beau avec un pareil sujet d'inspiration. Le paysagiste Schiitz, s'acquitta de sa lâche à la grande satisfaction du comte ; familier avec les contrées du Rhin et htible à saisir les tons chauds, dont le soleil d'été les anime, il livra plusieurs toiles remarquables. Trautmann, renthjyxndim quelques scènes de résurrection du Nouveau Testament et incendia force hameaux et moulins. Hirt, fit surgir plusieurs majestueuses forêts de chênes, et les troupeaux qui y paissaient étaient dignes d'éloges. Accou- tumé aux petits intérieurs de l'école flamande, Junker ne pouvait se faire aux larges dimensions du style de ta- pisseries ; des honoraires considérables le décidèrent ce- pendant à décorer les encadrements de fleurs et de fruits qui réussirent à merveille. Tous ces artistes me connaissaient depuis ma plus tendre enfance, et ils ne trouvaient pas mauvais que j'allasse les voir souvent dans l'atelier qu'on leur avait préparé dans notre maison. Lorsque le comte délibérait avec eux sur le choix des sujets et la manière de les exécuter, je ne manquais jamais de me trouver là et même de donner mon avis. Cette hardiesse me venait de la réputation que je m'étais acquise par la facilité avec laquelle je devinais le LIVRE III. Les discussions sur les sujets des tableaux m'inspirèrent un petit écrit dans lequel je donnai les détails de douze tableaux tirés de lliistoire de Joseph ; j'en fis la lecture à ces messieurs, qui exécutèrent plusieurs de mes compositions. Rien dans l'atelier ne pouvait éch;ipper à ma curiosité ; un jour que je m'y trouvais seul, je vis' à côté du poêle une boîte soigneusement fermée, je parvins ce- pendant à l'ouvrir et je vis qu'elle contenait un de ces ta- bleaux qu'on a raison de ne pas exposer aux regards. Je laissai aussitôt retomber le couvercle, mais au même instant le comte entra. Je n'avais rien à répondre pour ma justification ; et il prononça ma sentence en me défendant de paraître dans l'atelier avant huit jours. L'exagération de mon obéissance, contraria beaucoup ces messieurs, car ils aimaient à me voir autour d'eux et j'avais le tem. Le bon Seekatz, surtout, m'en a longtemps voulu de mon obstin;i,tion à ce sujet. J'avais lliabitude de lui ap- portfr son cufé quïl prenait toujours à l'atelier; f'u-ide à n'y entrer sous aucun prétexte avant les huit jours je dé- posais la tiSse sur le seuil de la porte, ce qui l'obiigtNÙt à quitter son travail pour venir la chercher. Je dois mainte- nant dire quelques mots sur la promptitude avec laquelle je sais parvenu à m'exprimer en français, car je n'avais pas enc re appris cette langue. La nature m'a doué d'une gi'aivle facilité à saisir les intonations, les sons, les accen- tuations il tout ce qui fait le caractcre matériel d'une lan- 60 MÉMOIRES DE GOETHE. Les mots français dérivés du latin ou qui avaient quel- que ressemblance avec l'italien, m'aidèrent d'abord à deviner les autres ; et bientôt je compris tout ce qui se disait autour de moi ; mais c'est au théâtre français qui venait de. Mon grand-père m'avait donné une carte d'entrée dont je me servais chaque soir avec la permission de ma mère, mais à l'insu de mon père. Assis devant les acteurs dont je ne comprenais pas le langage, je m'attachais aux gestes, à l'expression des physionomies et aux inflexions de la voix. Les comédies, surtout, me paraissaient très-difficiles à comprendre, parce que le débit y est vif et naturel; je saisissais mieux la tragédie, à cause de la marche mesurée et grave des alexandrins etde la lenteur de la déclamation. Puis, je me mis à lire les pièces de Racine, je les appris par cœur, et je les déclamai, en imitant, à s'y méprendre, les acteurs par qui je les avais entendu débiter. Ce n'était cependant qu'un exercice de perroquet, car j'étais loin de comprendre entièrement ce que je récitais. Il servit, toute- fois, à me donner une prononciation pure mais affectée. Parmi les poètes français dont les comédies me plaisaient le plus, je citerai Destouches, Marivaux, La Chaussée; Molière ne m'a d'abord que faiblement impressionné ; il n'en fut pas de même de VHypermnestre de Lemierre, du Devin du Village, de Rose et Colas, d'Annctte et Lubin. Aujourd'hui encore, il me semble que je vois s'agiter de- vant moi, ces jeunes garçons et ces jolies filles surchargés de rubans de toutes couleurs. A l'exception de ces der- nières pièces, je sortais souvent pendant les représentations pour aller jouer avec mes camarades devant la porte ou dans les corridors. Un jour, nous y rencontrâmes un petit acteur que j'avais vu figurer dans les pièces où il fallait des enfants. Grâce au peu de français que je savais, il s'attacha spécialement à moi, et notre connaissance devint bientôt une amitié intime. Il était charmant, quoique un peu fan- faron; les aventures, les querelles, les histoires singulières LIVRE m. Le jeune Derones, c'est ainsi que s'appelait mon nouvel ami, ne tarda pas à me conduire dans les foyers, dans les coulisses et dans l'appartement où les acteurs changeaient de costume. Les acteurs et les actrices agissaient avec un sans-gène dont je fus d'abordtrès-choqué; mais, à force de les voir agir ainsi, je n'y trouvai plus rien que de très-simple et très-naturel. Les mœurs de mon nouvel ami étaient irréprochables et ses manières très-dis- tinguées, ce qui me fit accepter avec plaisir son offre de me présenter à sa sœur. Cette jeune personne n'avait pas encore quinze ans, elle était aimable, bien faite et sa physionomie avait quelque chose de très-agréable. Son teint brun, ses yeux et ses cheveux noirs, ses manières posées, lui donnaient quelque chose de grave et de mélan- colique qui m'enchanta. Je fis tous mes efforts pour attirer son attention, jamais je ne me présentais devant elle sans lui offrir une fleur ou un fruit; elle acceptait avec grâce et m« remerciait poliment, mais jamais son regard lan- guissant ne s'arrêtait sur moi. Le cœur des jeunes filles va au-devant des adolescents de leur âge, mais avec l'enfant qui leur adresse ses premiers vœux et en fait l'objet de sa première adoration, lors même qu'il n'aurait que deux ans je moins qu'elles, elles prennent des airs de tantes. La carte d'entrée du prévôt dont je me servais, me don- nait le droit d'aller à toutes les places, sans en excepter le proscenium qui, selon l'usage français, était occupé de chaque côté par un amphithéâtre de sièges. Ces- sièges étaient des places d'honneur réservées aux grands person nages, mais elle:; dtaicut loin d'être agréables, car on fi2 MEMOIRES DE GOETHE voyait les acteurs de si près, qu'il n'y avait aucune illusion possible. Je n'ai jamais cessé de m'applaudir d'avoir vu de mes yeux un usage ou plutôt un abus, dont Voltaire s'est plaint si amèrement et à si juste titre. Dans notre ville il était plus saillant que peut-être il ne Ta jamais été en France, car lorsque des troupes nouvelles y séjournaient, leurs officiers aspiraient à ces places d'honneur; et comme elles ne pouvaient suffire à tant de nouveaux venus, on plaçait des bancs et des sièges si avant sur la scène, que les héros et les héroïnes, resserrés dans un espace fort étroit, se voyaient réduits à révéler leurs dramatiques secrets de famille en face des uniformes et des décorations militaires de tout genre. Un autre abus particulier à la scène fran- çaise, me choqua davantage encore, en ma qualité d'en- fant allemand et, par conséquent, d'adversaire instinctif de tout usage anti-artistique. Lascène était, il est vrai, regardée comme un sanctuaire, mais deux grenadiers, l'arme au pied, se tenaient de chaque côté du rideau, sans chercher à se dérober aux regards des spectateurs; et lorsque, pen- dant le cours de la pièce, on venait les relever, ce change- ment se faisait sans aucune espèce de précaution. Cette in- tervention visible de la police était d'autant plus choquante, de la part d'une nation chez laquelle Diderot, venait de poser le principe, qu'il faut, avant tout, être naturel sur la scène, et que le principal but de l'art dramatique est de produire une illusion complète. Je crois devoir men- tionner encore que j'ai assisté à la représentation du Père de famille de Diderot et à celle des Philosophes de Palissot; dans cette dernière pièce, le philosophe qui marchait à quatre pattes, et qui dévorait une tête de salade crue, m'amusait beaucoup. Malgré la diversité des représenta- tions dramatiques, il m'était impossible de passer une soi- rée entière au théâtre, sans aller à la porte me livrer avec mes camarades, à des jeux fort peu en harmonie avec mon sévère costume de dimanche, dont j'ai donné la des- cription exacte dans mon conte du Nouveau Paris. Un jour LIVRE m. G3 il prit fantaisie à Derones de prétendre que je l'avais of- fensé et que je devais lui en rendre raison. Je mis aussitôt la main sur la garde de mon épée, et j'allais la tirer sans savoir pourquoi. Il m'arrêta en me disant, qu'en pareil cas, l'usage vouhiit qu'on se rendît dans un lieu désert, afin de pouvoir se donner paisiblement la satisfaction qu'on se devait. Nous allâmes aussitôt dans une rue composée d'écuries et de hangars, et le combat commença immé- diatement. Les lames de nos épées se croisèrent d'une manière tout à fait théâtrale, c'est-à-dire, inoffensive. De- rones, cependant, s'anima au point, que son épée s'en- gagea dans le ruban qui ornait la garde de la mienne et le mit en pièces. Après cet exploit il se déclara satisfait et m'embrassa avec une dignité tragique, puis nous allâmes prendre au café voisin chacun un verre de lait d'amandes qui, en achevant de nous calmer, resserra les liens de notre amitié. Trois mois à peine s'étaient écoulés depuis l'arrivée des Français, lorsqu'on fit courir le bruit que le duc Ferdi- nand de Brunswick, s'était mis en marche pour Franc- fort, à la tète des alliés du roi de Prusse. Cette nouvelle charma mon père, car pour lui la défaite des Français n'é- tait pas douteuse. Ma mère craignait cette défaite, car son bon sens naturel lui disait qu'elle serait nécessairement précédée de toutes sortes de calamités, tels que bombar- dement, incendie et pillage. Ne pouvant plus maîtriser son inquiétude, elle en parla au comte, qui lui fit la réponse usitée en pareil cas, c'est-à-dire, qu'il n'y avait rien à craindre et qu'elle pouvait être tranquille. Des troupes nouvelles arrivèrent de 1,ous côtés, et de très-illustres per- sonnages passèrent par notre ville ; je ne nommerai que le prince de Soubise et le maréchal de Broglie, parce qu'ils captivèrent particulièrement mon attention. J'admirai le prince à cause de sa belle stature et de ses manières affables; le maréchal m'avait charmé par l'animation de sa physio- nomie, la vivacité spirituelle de son regard et l'égalité de 64 MÉMOIRES DE GOETHE. Une partie de la semaine sainte s'était écoulée dans ce calme complet qui précède toujours un orage; le Vendredi Saint, nous entendîmes une forte canonnade et des feux de peloton. Les Français, au lieu d'aller au-devant du duc Ferdinand de Brunswick, comme on s'y était attendu, avaient pris le parti de le laisser arriver tout près de Franc- fort, et d'attendre qu'il commençât l'attaque, ce qui ve- nait d'arriver. Vers le milieu du jour, une longue file de voitures entra dans la ville, c'étaient les blessés. Le plus grand nombre étaient des Français,mais il y avait aussi beau- coup d'Allemands prisonniers et blessés. La vue des Français avait excité la pitié générale et on s'était empressé de leur donner tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, mais pour les Allemands surtout, la générosité de nos bourgeois ne connaissait plus de bornes. L'arrivée de ces prisonniers netait pas un augure favorable pour les alliés du roi de Prusse; tout le monde le comprit, mon père seul excepté. Il poussa l'aveuglement jusqu'à sortir de la ville pour aller au-devant des Allemands victorieux ; sa préoccupation lui avait fait oublier que leur arrivée ne pouvait avoir lieu qu'après le passage des Français repoussés et mis en fuite. Le bruit de la canonnade qui s'éloignait toujours, finit par lui donner quelque inquiétude, il demanda des rensei- gnements et apprit la victoire complète des Français. De retour chez lui, il s'enferma dans sa chambre, et quoiqu'il fût sorti le matin à jeun, il ne voulut prendre aucune nour- riture. Nous regret- tâmes beaucoup que notre père ne put y prendre part, car son aversion pour le comte était telle, qu'il fallait toujours lui cacher les attentions que ce seigneur avait pour nous. Vers le soir, ma mère parvint enfin àpénétrer clans la cham- bre de son mari, et elle réussit à lui faire promettre de venir prendre part au souper de la famille. Nous nous réjouis- sions de cette heureuse nouvelle, dont elle s'était em- pressée de nous faire part; pas un de nous ne prévoyait la catastrophe qui allait suivre la concession de mon père. Notre maison n'avait qu'un seul escalier, sur lequel abou- tissaient toutee les antichambres. Lorsque mon père des- cendit pour se rendre à la salle à manger, il passa devant la porte du comte, au moment où celui-ci sortait. Il était impossible de ne pas se saluer, malheureusement le comte ne se borna pas à cette simple politesse. Mon père feignit de ne pas avoir entendu, acheva de descendre l'escalier et se mit à table d'un air tout joyeux, ce dont nous fûmes très-satisfaits; mais quelle n'eût pas été notre inquiétude, si nous avions su de quelle façon dan- gereuse il venait de se soulager le cœur. A peine avions- nous fini de souper que notre voisin entra, fit signe à ma mère de nous envoyer coucher et l'invita à sortir avec lui. Le lendemain matin, nous apprùiies l'événement mal- heureux qui avait troublé une partie de la nuit. Le lieu- tenant de roi, avait immédiatement donné l'ordre d'arrêter mon père et de le conduire au corps de garde. Ses subor- 66 MÉMOIRES DE GOETHE. Notre voisin qui, en sa qualité d'interprète du coiiile, pouvait le voir à chaque instant, s'empressa d'aller le trouver, après avoir obtenu de son aide de camp la promesse qu'on ne ferait rien avant son retour. Le comte s'était retiré dans son cabinet, l'interprète eut l'audace d'y pénétrer. Saint-Jean c'était le nom de son valet de chambre , seul, a le droit de venir en ce lieu sans que je l'appelle. Ils se disent ci- toyens d'une ville libre de l'Empire, ils ont vu élire et couronner leur empereur, et lorsque cet empereur est sur le point d'être détrôné, et que des alliés désintéressés ré- p. J'ai trop long- temps souffert les machinations d'une haine insensée. Ccst ma longanimité qui a provoqué l'insulte que le maître de cette maison vient de me faire; c'est par sa pu- nition exemphùre que je prétends frapper tous ceux qui pensent comme lui. Mais voici déjà bien des paroles de trop sur cette affaire ; allez recevoir pour vous les remerciements de l'ingrat à qui je pardonne! L'interprète touché jusqu'aux larmes allait lui baiser les mains, mais il les retira en lui rappelant que ces sortes de démonstrations lui déplaisaient. Je ne sais si c'est là textuel- lement l'entretien à la suite duquel notre bon voisin obtint la grâce de mon père, mais il nous l'a raconté tant de fois, et toujours dans les mêmes termes, qu'il est resté gravé dans ma mémoire. Je pourrais citer beaucoup d'a- necdotes qui peignent, tantôt la noblesse et tantôt l'origi- nalité du comte de Thorane. En voici une qui m'a particu- lièrement frappé et que l'interprète se plaisait à nous raconter : Un noble habitant de Francfort qui croyait avoir à se plaindre des Français logés chez lui, vint trouver le comte. L'interprète lui offrit ses services, il crut pouvoir s'en pas- ser, et, s'inclinant profondément devant le lieutenant de roi, il lui dit : Excellence... S'imaginant que ce titre n'était pas assez élevé, le noble s'inclina plus profondément et dit : Monseisfneur! L'autre garda un silence embarrassé, et l'interprète qui se tenait dans un coin de l'appartement fut assez malicieux pour ne pas venir à son secours. Le comte reprit gaiement la conversation. Spangen- berg, que voulez-vous de Thorane? Asseyons-nous et trichons d'en finir le plus vite possible. L'affaire se termina en effet promptement et à la grande satisfaction de Spangenberg. Dans la première jeunesse, le souvenir des inquiétudes et des chagrins, ne s'étend jamais au delà d'une journée; aussi ne tardai-je pas à diriger toutes mes facultés vers le théâtre français, au grand chagrin de mon père, qui pré- tendait que le spectacle ne servait qu'à fausser les idées et à faire perdre le temps. Je défendais mon penchant par tous les arguments qu'on peut employer en pareil cas, c'est-à-dire, que grâce à la justice poétique, le vice heureux et la vertu malheureuse, finissent toujours par trouver sur le théâtre , l'un son châtiment et l'autre sa récompense. Nous discutions toujours, ainsi que cela arrive souvent, sans pouvoir nous convaincre. Il est dans la nature de l'homme de chercher à imiter ce qu'il voit faire aux autres, sans s'inquiéter s'il en a les dis- positions ou le talent nécessaire. Mon assiduité au théâtre m'avait familiarisé avec toute la littérature dramatique des Français. Les pièces dans le goût de Piron, et qui tenaient de la mythologie, de l'allégorie et de la parodie, étaient alors fort en vogue. Les gais Mercurcs avec leurs petites LIVRE m. Il me fut donc très-facile de bâtir une de ces pièces qu'on aimait tant à voir. Tout ce que je puis dire de cette œuvre, c'est que l'action se pas- sait dans une contrée champêtre, et que j'y avais introduit force dieux, prùoces et filles de rois. Quant au rôle de Mer- cure, il m'avait tellement préoccupé, qu'aujourd'hui en- core je serais presque tenté de croire, qu'alors ce dieu était réellement venu me visiter et m'inspirer. Lorsque ma pièce me parut terminée, je la lis copier proprement et je la remis à mon ami Derones. Il la reçut avec un gracieux air de protecteur ; la parcourant des yeux, il me fit remar- quer quelques fautes de langue, trouva plusieurs tirades trop longues, et finit par me promettre qu'il examinerait trt s-consciencieusement mon travail, dès qu'il en aurait le loisir. Je lui demandai timidement s'il croy it que la pièce pourrait être jouée ; il m'assura que la chose était possible, parce qu'au théâtre tout dépendait de la faveur, et que je pouvais compter sur son appui, pourvu que je fusse dis- cret. Lui-même, me disait-il, avait fait recevoir une pièce qui n'avait pas été jouée, parce qu'on avait découvert trop tôt qu'il en était l'auteur: je promisun silence absolu, et il me semblait voir déjà le titre de ma pièce afîîché en gros- ses lettres au coin des rues et sur les places publiques. Quoique étourdi et léger, mon ami aimait à jouer le rôle de maître; sous prétexte de faire devant et avec moi quelques changements indispensables à ma pièce, il eftaça et ajouta des phrases, des dialogues, des scènes, retrancha des per- sonnages et en créa d'autres ; en un mot, il disposa de mon travail avec un despotisme extravagant qui me fit dresser les cheveux. Je le laissai faire cependant, car je «n'imaginais qu'il devait savoir mie-. Au reste, je l'avais entendu parler tant de fois des trois unités d'Aristote, des vraisem- blances dramatiques et de l'harmonie des vers, il Jurait si énorgiquement contre le théâtre anglais et méprisait a profondément celui de l'Allemagne, que je le crus fi -. Que de fois n'ai-je pas été réduit, dans le cours de ma vie, à m'entendre répéter la litanie dramatique i» r laquelle il m'avait étourdi! J'emportai mon œiivre mi;t:. L3 chez moi; après avoir vainement cherché à lui rendre son ancienne forme, je fis recopier mon premier manuscrit et je donnai cette copie à mon père. Il paraît que ma compo- sition ne lui déplut point, car il me fit, pendant plusieurs semaines; grâce des réprimandes dont ilm'accablait chaque soir quand je revenais du spectacle, et qui m'ont plusieurs fois empêché de souper. Cette tentative manquée, et surtoufmrrogance du maître qui m'avait si cavalièrement traité, parce qu'il connaissait mieux que moi les règles de l'art dramatique, m'inspirè- rent le désir d'étudier ces règles à leur source. Le traité de Corneille, sur les trois unités, me fit deviner, à peu près, ce qu'on demandait à une pièce pour la trouver bonne, mais il me fut impossible de savoir pourquoi on voulait quelle fût ainsi. Ce qui m'indigna surtouft, c'est que l'ordre d'un cardinal ait pu suffire pour que le Cid fût trouvé mauvais, en dépit de l'effet merveilleux que produi- sait la représentation de cette pièce ; et qu'un homme tel que Racine, l'idole des Français de mon temps, el la mienne, n'ait obtenu de ses concitoyens qu'une ap- piûbation contestée. J'ai dit que Racine était mon idole, parce qu'en me perfectionnant dans la langue française, j'étais devenu capable de l'apprécier; j'avais même joué, LIVRE m. Retournant à l'actualité vivante que j'avais sous les yeux, je fréquentai le théâtre avec une assiduité nouvelle, et je me mis à étu- dier consciencieusement Molière, Racine et Corneille. Le lieutenant de roi demeurait toujours dans notre maison et ne cessait de se conduire avec douceur et bonté ; mais il était facile de voir qu'il ne remplissait plus ses fonc- tions avec le même empressement. Toujours juste et in- tègre, il s'était renfermé dans les limites de son devoir. Ses intimes attribuèrent ce changement aux réprimandes que la susceptibilité de son caractère avait attirées de haut lieu, et au blâme général dont il était devenu l'objet parce qu'il avait eu au théâtre une querelle qui fut suivie d'un duel. Cette faute était sans doute très-grave de sa part, car en sa qualité de chef de la police française, il devait donner l'exemple de l'obéissance aux lois de son pays, qui défendaient sévèrement le duel. En se repliant sur lui-même, il ne lui restait plus d'autre distraction que l'atelier de ses peintres. La plupart des tableaux étaient finis, lorsqu'il lui prit fantaisie d'en faire faire encore quelques- uns qui, selon lui, ne pouvaient manquer de devenir des chefs-d'œuvre, grâce au singulier procédé qu'il imagina. Je l'ai traduit littéralement à cause de aou orii;inalité. Le comte prit la résolution de les faire travailler tous à un même tableau. Après quelques observations inutiles, ils se mirent à l'œuvre. Le paysagiste jeta une belle contrée sur la toile, le peintre d'animaux la peupla de troupeaux; et comme il ne tenait pas à deux ou trois moutons de plus, il resta peu de place pour les bergers et les bergères, qu'il devait proportionner au nombre des animaux à garder ; puis, pour faire briller son talent, il mit un voyageur ou deux dans la perspective. C'était au point qu'on ne pouvait regarder tout ce monde et tous ces animaux, sans les pkindre, car quoiqu'ils fussent en plein air, on sentait qu'ils ne tarderaient pas à étouffer. Les artistes, bien que très-largement payés, se dépitèrent; Seekatz, finit par refuser ouvertement de contribuer plus longtemps à ce travail de tapissier, et il partit pour Darmstadt, où il occupait la charge de peintre de la cour. Un tableau cependant était resté inachevé et Seekatz seul pouvait le terminer. Le comte au désespoir, employa tous les moyens possibles pour le faire revenir, il y réussit, le tableau s'acheva, et tous furent emballés et envoyés en France. Bientôt après, mon père, qui n'avait cessé de réclamer contre la nécessité de loger des Français, obtint enfin qu'on assignât un autre logement au comte ; et pour le récompenser du long séjour que ce personnage avait fait dans sa maison, les magistrats le dispensèrent de loger d'autres Français, mais à la condition qu'il louerait les appartements que le lieutenant de roi y avait occupés. Mon père accepta cette condition et le comte nous quitt i sans difficulté et sans rancune. Au reste, nous ne devions plus vivre complètement en famille; M. Son frère, secrétaire de légation, qui lui rendait de fréquentes visites, ne tarda pas à se lier avec mon père. Naturellement obligeant et commun! Ces leçons m'aidèrent à donner plus de régularité à mes plans architectoniques et à faire des progrt s dans le dessin. Après nous avoir tour- mentés longtemps avec ces parodies d. Fatigué de ces vaines tentatives, je ne m'at- tachai plus qu'à, l'exacte imitation et à la pureté du trait, sans m'occuper le moins du monde de l'original que je copiais. Mon père qui n'avait jamais dessiné, m'avait pour amsi dire, jeté sur cette route, car pour me prouver le pouvoir de hi volonté, il s'était mis à copier, sur du papier très- fin, les contours de ses vues de Rome. Vers cette époque, il fut décidé que nous apprendrions la musique. Le clavecin eut la préférence sur les autres instruments, mais on ne savait pas encore quel maître nous donner. Le hasard me conduisit chez un de mes petite amis, au mo- ment où il prenait sa leçon de clavecin. Le maître me parut l'homme le plus aimable du monde, il donnait à chaque doigt, à chaque touche un soljriquet particulier, et au milieu de cette grotesque compagnie, Li leçon n'était qu'un amusement perpétuel. Je fis part de ma découverte à ma sœur et nous parvînmes à nous faire donner ce maître modèle. Il ne répondit cependant pas à notre attente et ne nous fit pas entendre un seul de ces jolis surnoms qui m'a- vaient charmé. Ma sœur m'accusait de l'avoir trompée et moi-même je ne savais qu'eu penser, lorsque la visite d'un de nos camarades pendiiut que nous prenions notre leçon, transforma tout à coup notre maître aust-re, en farceur joyeux; les sobriquets repai'urent et avec eux les éclats de rire, mon camarade fut ravi, et quelques jours plus tard, mon maître eut un élève de plus. Ce fut ainsi que, pour se conformer aux principes d'éducation de cette époque, on nous fit cultiver deux arts importants sans s'occuper si la natLU-e nous avait donné les. Plus on surexcitait ainsi mon activité, plus elle demandait d'aliments, et je fini? Depuis ma phis tendre enfance, j'avais été animé du désir d'examiner de près toutes les productions de la nature, désir dont on fait injustement un crime aux en- fants, en l'attribuant à la cruauté. L'instinct delà curiosité les pousse à morceler jusqu'à des êtres vivants qui leur ont d'abord fourni d'agréables sujets de jeu. Pour ma part, combien n'ai-je pas effeuillé de fleurs pour Svavoir comment les pétales tiennent au calice, j'ai même plumé bien des oiseaux vivants, mais c'était pour mieux e,xami- ner le moyen par lequel les plumes tiennent aux ailes. Pourquoi condamner dans les enfants ce qu'on admire dans les naturalistes? Une pierre d'aimant enveloppée dans du drap écarlate, ne tarda pas à exercer les facultés de mon esprit d'exa- men. Le pouvoir mystérieux de cette pierre m'avait d'a- bord frappé d'une admiration si stupide, que je ne pouvais que la regarder en silence et dans une immobilité com- plète, puis il me vint à l'idée qu'en dépouillant cette pierre de son enveloppe, je découvrirais le secret de son inexplicable puissance. Je la mis à nu sans devenir plus savant; et comme je ne pouvais plus la remettre dans l'état où elle était, le phénomène disparut avec son appa- reil. Mes expériences dans le domaine de l'électricité ne furent ni plus satisfaisantes ni plus instructives. Je voulus en faire autant, et je perdis mon temps et mes peines, ce qui ne diminua en rien ma foi aux merveilles de l'électricité. De son côté, mon père se laissa aller à une fantaisie nouvelle, celle d'élever des vers à soie. Uon pendant tout un printemps. Pour achever de nous acci-bler de besogne, mon père entreprit le nettoyage de SCS vues de Rome, auxquelles il attachait plus de prix que jamais. Immédiatement après son retour d'Italie, ces copies lui avaient paru bien au-dessous des empreintes que les originaux avaient laissées dans sa mémoire, mais à me- sure que le temps affaiblit ces empreintes, les copies se parèrent de tout le charme de la réalité. Tout le monde sait que pour rafraîchir des gravures noircies, il faut les mouiller, les exposer au soleil et les tenir toujours humides jusqu'à ce que l'opération soit en- tièrement terminée. Ce fut à ma sœur et à moi que mon père confia le soin d'entretenir le papier dans une humi- dité convenable; c'était nous demander une attention au- dessus de notre âge; aussi commîmes-nous force bévues, que le relieur chargé de cartonner ces gravures répara de son mieux. Notre père qui ne nous trouvait jamais assez occupés, ne tarda pas à nous donner un maître de langue an-laise. Persuade qu'il n'y avait pas de plus gi-ande émulation pour les enfants 'que Pexemple des personnes agees, notre père prit part à nos leçons. Le professeur fut aussi content de nos progrès que nous Pétions de sa méthode. A la fin du mois, nous ne savions pas l'anglais, mais nous étions capables de l'apprendre seuls, et cette langue prit son rang dans nos études régulières. Les thèmes et les versions de grammaire m'étaient antipathiques; pour ni'exercer daiis les divers idiomes que j'apprenais, je sup- LIVRE IV. La sœur donne, tantôt à ce voyageur, tantôt à ses autres frères, des nouvelles de la famille et du pays. Elle aussi écrit en allemand, mais son style est éminemment féminin, c'est-à-dire, que ses phrases sont toujours courtes, saccadées et souvent entrecoupées de points, de ce style enfin, dont on écrivit plus tard, le cé- lèbre roman de Siegwart. Les lettres d'un autre frère qui fait sa théologie, sont en véritable latin et se terminent fort souvent par des post-scriptum grecs. L'anglais est le partage d'un frère employé dans une maison de commerce à Hambourg ; un autre frère, qui occupe un poste sem- blable à Marseille, écrit en français. Le cinquième frère, musicien passionné, est allé perfectionner son talent en Italie; il se sert de la langue de ce pays pour écrire à sa famille. Le plus jeune, aussi spirituel qu'espiègle, n'ayant plus de langue à sa disposition, se jette dans l'allemand judaïque. Ses épitres chiffrées désespèrent ses frères, mais elles font rire les parents. Ce roman en lettres, m'obligea d'étudier avec soin, la géographie et les mœurs des pays qu'habitaient mes personnages, puisqu'ils devaient décrire les localités et donner des détails sur leurs relations d'af- faires et de société. En cherchant à écrire le baroque alle- mand judaïque, aussi bien que je le lisais, je reconnus la nécessité d'apprendre l'hébreu, ce qu'au reste, je désirais depuis longtemps, parce que je voulais étudier la Bible, d'après le texte original. Comme je ne fis valoir que ce dernier motif, mon père consentit à cette nouvelle étude et me donna pour maître le docteur Albert, recteur du collège. Ce docteur était un être fort original sous tous les rapports. Sa taille petite et épaisse paraissait ditîorme dans son ensemble, quoiqu'on n'y vit aucune défectuosité spé- ciale; c'était Esope en habit noir et en perruque poudrée. J'avais été souvent le voir avec mon père, et, quoiqu'il ne dirigeât en rien mes études, il paraissait s'y intéresser beaucoup. Cette faveur accordée à un enfant tout à fait étranger au collège, lui attira le blâme gént rai, mais il n'était pas homme à s'occuper de l'opinion du monde. Son érudition et l'excellence de ses méthodes l'avaient rendu nécessaire au collège, où, par cette raison, on l'avait conservé malgré sa vieillesse, et en d. L'esprit du bon docteur était naturellement enclin à la satire ; toujours à l'afî'ùt des défuits et des faiblesses d'autrui, il les attaquait publique- ment et dans le style de Lucain, son auteur favori. Ces attaques cependant ne produisaient pao un grand etîet, car elles n'étaient jamais directes et se bornaient à des allusions empruntées à la Bible ou à quelque auteur classique. Quant à son débit, il était peu agréable et souvent interrompu par une petite toux sèche et un rire creux, dont le but était d'avertir l'auditoire qu'il allait entendre un passage mor- dant. Ce singulier personnage resta toujours bienveillant et doux pour moi. Lorsque je me rendis chez lui pour prendre ma première leçon, il commença par me deman- der pourquoi je voulais apprendre l'hébreu. Pour lui prouve r qu'il se trompait, je m'appliquai de tout mon pouvoir. J'appris en même temps qu'à l'époque où la nation juive avait des prophètes poètes, ces prophète» ne se servaient que de l'Alphabet. Je me résignai et j'en fus bientôt récompensé, car je r. Ce travail me fournit le prétexte de demander des explications sur cer- tains pass;iges qui m'avaient toujours paru contradictoires et inconséquents, tels que le soleil qui s'arrête à Galiaon, comme la lune le fait dans la vallée d'Ajalon. Cette œuvre avait pris naissance en 80 MÉMOIRES DE GOILTIIE. Angleterre ; des théologiens allemands l'ont perfection- née;, car en la faisant passer dans leur langue, ils y ont ajouté leurs commentaires à eux, et les raisons sur les- quelles ils les fondent. Les événements extérieurs peuvent nous faire dévier tantôt à droite et tantôt à gauche, la nature nous ramène toujours sur la route qu'elle nous a tracée. Mes efforts pour apprendre la langue et pour saisir le véritable esprit de l'Ancien Testament, n'ont servi qu'à graver dans ma mémoire, l'image vivante des peuples primitifs, des évé- nements qui les ont rendus si célèbres et de la terre tant vantée où ces événements se sont accomplis. J'avais com- pris que ce point de la terre, réunissait seul toutes les conditions nécessaires pour devenir le berceau de lespèce humaine, d'où devaient nous arriver les premiers vagues éléments de l'histoire des temps primitifs, car il fallait qu'une telle localité fût à la fois simple et propre aux pé- régrinations, aux établissements les plus merveilleux, aliu que nous pussions facilement nous en faire une juste idée. Une fois le paradis perdu, les hommes se sont multip'its et corrompus. Peu accoutumés encore à la méchancet;; do ces nouvelles créatures de Dieu, les Elohim ' perdent pa- tience et les exterminent dans une immense inondation. Dès que les eaux se sont retirées, la terre reçoit de nou- veau le petit nombre d'hommes privilégiés qui ont échappé à la destruction de leur esp; ce. Bientôt les tribus deviennent si nombreuses, qu'elles sont forcées de recourir à des émigrations loin- taines. Ces tribus, cependant, se composent de proches parents ; ne voulant pas se séparer pour toujours, ils se mettent à construire une tour tellement élevée qu'ils pour- ront la voir de très-loin et retrouver ainsi le chemin de la patrie. Cette tentative déplaît aux Elohim ; pour la faire échouer, ils jettent la confusion sur les travailleurs, et l'espèce humaine se disperse. Nos regards, cependant, restent attachés sur sa demeure primitive, car là, une souche nouvelle parait, et son fondateur lui imprime une individualité qu'elle transmet à ses descendants, et les prédispose par là, à former une grande nation. Certes ce n'est pas sans l'intervention de la Divinité, qu'Abraham et îon frère Loth quittent les rives de l'Euphrate, qu'ils s'a- vancent vers l'Occident, passent heureusement le désert, arrivent sur les bords du Jourdain, traversent ce fleuve et s'établissent dans les belles contrées de la Palestine méridionale. La Palestine, toute entière, est parsemée de montagnes stériles mais peu élevées; ces montagnes forment une multitude de petites vallées billonnées de ruisseaux et très- propres à la culture. Dans la plus grande de ces vallées, dont toutes les eaux arrivent au Jourdain, il y avait déjà des villes, des bourgs et beaucoup d'habitations isolées, mais il y était resté assez ie place pour que des pasteurs voyageurs aient pu circuler librement avec leiu's familles et leurs troupeaux. La 82 MÉMOIRES DE GOETHE. Dès ce moment, la terre se peuple de l'Euphrate au Tigre, du Tigre au Nil; et dans ce vaste espace, nous voyons errer les bergers Chaldéens et leurs troupeaux, dont le nombre s'accroît avec les besoins des bergers. Ils reviennent enfin en Palestine, mais instruits par l'expé- rience, ils s'étendent sur un plus vaste terrain; Abraham choisit la vallée de Membre et ses ernirons, Lot se dirige vers Sodome. Si notre imagination es,t assez téméraire pour donner au Jourdain une embouchure souterraine, nous ver- rons sans peine à la place que remplit aujourd'hui un grand lac asphaltique, un jardin merveilleux, un second paradis terrestre, dont les délices ont fait passer les habitants de la mollesse à l'oisiveté, de l'oisiveté au vice. Mais Hébron et la vallée de Membre resteront toujours les points les plus attrayants, car c'est là que le Seigneur vient converser avec Abraham, c'est là qu1l lui promet la possession de tous les pays sur lesquels son regard pouvait s'étendre. Quittons un instant ce peuple de pasteurs qui reçoit les visites des habitants du ciel, leur accorde l'hospitalité et s'entretient familièrement avec eux; et voyons ce qui se passe en dehors de ce cercle privilégié. Partout les familles se réunissent en tribus, la nature et les exigences des loca- lités déterminent leurs mœurs et leur prescrivent le genre d'activité auquel elles doivent se livrer. Sur les montagnes qui versent leurs eaux dans le Tigre, nous trouvons des peuples guerriers et nous voyons déjà paraître un conqué- rant; c'est Kedor Laomor, roi d'Elam. Plusieurs années avant l'arrivée d'Abraham en Canaan, ce roi en avait rendu presque tous les peuples tributaires, mais bientôt ils s'af- franchissent de ce joug. Le roi instruit de leur révolte, se met en route avec une nombreuse armée; les peuples des deux rives du Jourdain sont soumis les premiers, puis Kedo! Parmi les trésors et les captifs qu'il traîne à sa suite, se trouvent Lot, sa famille et ses ricliesses. A peine Abraham a-t-il appris cette triste nou- velle, que le patriarche se transforme en héros; il arme ses serviteurs, se jette sur l'arrière-train des vainqueurs, les met en fuite, délivre les prisonniers, s'empare des trésors enlevés au pays et les rend à leurs légitimes possesseurs. Cet acte de courage et de désintéressement lui donne la souvesaineté du pays ; les peuples voient en lui un protec- teur généreux, les rois l'accueillent avec respect et recon- naissance, et Melchisedech, le roi des prêtres, le bénit. Sara, nioins confiante aux promesses du Seigneur, veut, selon l'usage oriental, se procurer un successeur par l'mterven- tiou de sa servante ; mais à peine Agar a-t-elle été livrée au patriarche, que les deux femmes ne peuvent plus vivre en paix. Les anges continuent à prometti'e aux deux époux une nombreuse postérité directe, ils finissent par en rire, car Abraham a quatre-vingt-dix-neuf ans et Sara est presque de son âge; elle devient mère cependant, et son fils reçoit le nom d'Isaac. On dirait que le principe qui dirige les destinées humaines a voulu nous offrir, par le ménage d'Abraham, l'image parfaite de toutes les relations conju- gales fntnres. Par un concours d'événements, indépendants de sa volonté, Abraham se trouve le mari de deux femmes, le père de deux enfants, dont chacun a une autre mère, el 84 MÉMOIRES DE GOETHE. La femme et l'enfant dont les droits ne se fondent pas sur la loi, sont forcés de céder la place à la femme et à l'enfant légitimes, car Abraham est contraint de sacrifier à la paix du ménage, son amour pour Agar, sa tendresse pourismaël. Deux époux d'un âge très-avancé, un jeune enfant, fruit tardif de l'amour conjugal, certes, dans un pareil cercle domestique, on doit s'attendre à voir régner le calme et le bonheur, eh bien! Avant de parler de cette épreuve, je crois devoir faire ici quelques observa- tions qui la rendront plus facile à comprendre. Si une religion naturelle et universelle devait se former et devenir ensuite une religion révélée, cela ne pouvait se faire cjue dans les pays et par les hommes dont je parle en ce moment. La religion naturelle suppose une grande dé- licatesse de sentiment et une exquise sensibilité, car elle découle de la conviction intime qu'il existe un pouvoir su- périeur à tous les pouvoirs visibles et qui dirige l'ensemble de l'univers. Cette religion-là, l'homme peut la trouver en lui-même; mais une religion spéciale et révélée par les dieux de tel ou tel peuple, demande la foi à une provi- dence spéciale qui communique une partie de son essence divine à l'inlividu, à la famille, à la tribu, au peuple qui s'est rendu digne de cette préférence ; aussi ne surgira- t-elle jamais d'elle-même dans le cœur humain, car pour être, elle a besoin de s'appuyer sur les traditions, les ouï- dire et les attestations des temps les plus reculés. Ce qu'il y a d'admirable dans les traditions hébraïques, c'est qu'f. Les premiers hommes étaient d'abord intimement liés entre eux, mais leurs travaux ne tardèrent pas à les divi- ser. Le chasseur indépendant par excellence, développa le germe du guerrier et du conquérant. Le cultivateur qui, après avoir labouré la terre, construit des granges et des maisons pour conserver le fruit de son travail et abriter sa famille, ne pouvait manquer de nourrir un certain senti- ment d'orgueil, car il comprenait qu'il posait la base fon- damentale de toutes les idées d'ordre et de stabilité ; quant au berger, il jouissait de la plus grande part d'indépen- dance, et ses possessions, quoique passagères, s'étendaient à l'infini. Ces trois divisions de la société naissante, sem- blaient avoir pris à tâche de se mépriser et de se haïr mu- tuellement ; le laboureur, le citadin, avaient horreur du berger, qui les ha'issant à son tour, se renferme toujours davantage dans sa caste ; le chasseur disparait dans les montagnes et ne s'offre plus à nos regards qu'en qualité de guerrier et de conquérant. Tous les patriarches étaient bergers. Leur manière de vivre sur l'immense océan des déserts et des pâturages, donnait de l'ampleur à leurs pensées; et la voûte étoilée du ciel qui se déployait sans cesse à leurs regards, épurait et élevait leurs sensations; aussi avaient-ils plus que le chasseur habile, plus que le laboureur casanier, besoin de la foi inébranlable en un Dieu, qui les guide dans leurs voyages, qui vient les visiter dans leurs tentes, qui les pro- tège et les sauve quand un danger les menace. Il est naturel que le sang d'un ennemi apaise la haine qu'on lui portait, et il n'y a rien de surprenant dans l'idée d'apaiser les Dieux et de se les rendre favorables en leur immolant des animaux, mais la manière d'otTrir ces sacrifices a quelque chose de. Une autre particu- larité merveilleuse et prophétique, jette son reflet terrible sur ce monde si jeune et si beau, c'est que tout être vivant consacré à Dieu, levait nécessairement lui être immolé. Les craintes supei'stitieuses ou une reconnaissance exagé- rée, ont souvent donne lieu h de semblables consécrations, qui ont fait d'enfants innocents, des victimes expiatoires de la démence de leurs pères. L'aveugle soumission d'Abraham ne con- naît pas même d hésitation, il va obéira l'instant, mais la volonté suffit à Dieu. Abraham n'a plus d'épreiwe à subir, car que pouvait-il ajouter à ce qu'il vient de faire? A la mort de Sara, il lui achète une tombe, c'est pour la pre- mière fois qu'il éprouve le désir de la propriété, et la ma- nière dont il le satisfait, est une allégorique prise de pos- session de la terre de Canaan, car cette tombe de Sara doit aussi devenir la sienne et celle de tous ses descendants. Le mariage d'Isaac ouvre une longue suite de scènes de fa- mille du plus haut intérêt. Rébecca ne s'empresse pas seulement de lui olfrir à boire, elle abreuve aussi ses chameaux sans qu'il l'en ait priée ; c'est elle qui doit être la compagne d'Isaac, et elle le devient en effet; mais dans ce ménage, comme dans ce- lui d'Abraham, les enfants se font longtemps attendre. Là, déjà, Esaû et Jacob ne cessent de lutter pour lécider, s;;ns doute, à qui naitra le premier. Esaù l'em- porte, le droit d'aînesse lui est acquis; Jacob, le bien-aimé de la mère, trouve le moyen de se faire céder ce droit ; eler ici que les saintes Écritures n'ont pas voulu nous donner des modèles de vertu en nous racon- tant la vie des patriarches et de tous ceux qui ont été favo- risés par l'Éternel ; ils n'étaient que des hommes sujets aux défauts et aux faiblesses de leur nature ; une seule vertu leur était absolument indispensable, et cette vertu, c'é- tait la foi, c'est-à-dire la conviction inébranlable, que Dieu s'occupait toujours spécialement d'eux et des leurs. La religion naturelle, ainsi que je l'ai déjà dit, se borne a la certitude que tout ce qui existe est dirigé par un être créateur, ordonnateur et tout-puissant. Si le cours des événements nous fait parfois perdre de vue l'interven- tion immédiate de cet être suprême, le cœur et la pensée nous y ramènent toujours. Il n'en est pas de même d'une religion révélée, car elle repose entièrement sur la foi, que le ph;s léger doute détruit à jamais. On peut revenir aune conviction, on ne revient jamais à la foi. Si on nous parie si souvent des épreuves auxquelles l'Éternel a soumis les patriarches, c'est pour nous donner une juste idée de leur foi héroïque. Soutenu par cette foi, Jacob commence sa péré- grination. Ses ruses ne nous ont pas tout d'abord disposés en sa faveur, mais il ne tarde pas à nous intéresser par son amour pour Rachel. Après avoir servi sept ans pour l'ob tenir, son beau-père, qui le surpasse en perfidie, le trompe et met dans son lit la sœur de Rachel, puis il lui donne en- 88 MÉMOIRES DE GOETHE. Rachel, imitant l'exemple de Sara, devient mère par l'intervention d'une servante; Lia en fait autant; et voilà Jacob mari de quatre femmes et le plus malheureux des hommes, car si trois de ses femmes lui donnent des enfants, la plus chérie de toutes, reste encore stérile. Dieu exauce enfin la prit-re de Rachel, il lui donne un fils; ce fils, c'est Joseph. Après avoir retenu son gendre quatorze ans à son service, Laban, qui ne voudrait pas perdre un serviteur si utile, se décide enfin à lui donner une part de ses troupeaux. Un très-mauvais mets lui a valu le droit d'aînesse; un déguisement fort peu ingénieux, lui a fourni le moyen de subtiliser la bénédiction paternelle; un artifice basé sur les secrètes sympathies de a nature, lui livre presque tous les agneaux de son beau- père. C'est ainsi que Jacob se montre le digne père du peuple d'Israël, et devient, pour tous ses descendants, un modèle à imiter. Le résultat de l'artifice de son gendre a irrité Laban ; pour se soustraire à sa colère, Jacob fuit avec son avoir et sa famille; et c'est encore par une ruse adroite qn il échappe à la poursuite de son beau-père. Rien ne semble plus manquer à ses vœux, car Rachel va devenir mère une seconde fois, mais elle meurt en donnant le jour k un fils qui reçoit le nom de Renjamin. Rientôt un nou- veau malheur vient frapper le patriarche ; c'est la dispari- tion de Joseph, qu'il croit dévoré par les bétes féroces. Avant de se perdre dans fhistoire du peuple d'Israël, la vie privée des patriarches nous ofTre une dernière î! Joseph, le fruit d'un amour conjugal et passionné, nous apparaît d'abord pur et calme ; précipité par ses frères dans le plus grand des malheurs, il résiste à toutes les tentations; l'esclavage même ne l'avilit point. Ses prophé- ties l'élèvent aux grandeurs qu'il mérite; et après avoir sauvé un grand peuple, il devient le bienfaiteur de sa fa- mille. Rien n'est plus naïf, plus gracieux, que le récit de fes infortunes et de ses belles actions, mais il est impos- sible de ne pas le h'ouver trop succinct, et surtout, de ne pas éprouver le désir de le compléter par les détails qui manquent et qu'on devine sans peine. Klopstock venait de prouver à l'Allemagne qu'en poétisant les figures bi- bliques, on pouvait leur prêter un charme nouveau, sans uire ni à la dignité ni à la sainteté de leur caractère. J'a- ,ais eu depuis longtemps l'idée de traiter ainsi l'histoiie de Joseph ; et comme aucun genre de poésie ne me paraissait convenable à ce sujet, je pris le parti de l'exécuter er prose poétique. Je croyais qu'il suffirait de donner aux ca- ractères une individualité prononcée, et d'intercaler quel- ques épisodes pour faire de cette antique histoire, une œuvre neuve et subsistant par elle-même ; j'ignorais encore ju'une pareille entreprise demande des capacités que l'ex- périence seule peut donner. Grcàce au repos dont nous 90 MÉMOIRES DE GOETHE. Mon poëme en prose arriva ainsi jusqu'à la fin, ce dont je m'étonnai moi-même, car je n'avais pas encore entrepris un ouvrage d'une aussi longue haleine. Lorsqu'il fut achevé, je revis quelques pièces de poésie que j'avais terminées l'année précédente, j'en fus encore satisfait, et il me sembla quen les joignant à Joseph, on formerait un beau volume qu'on pourrait intituler : Mélanges poétiques. J'avais une grande prédilection pour mes poésies anacréontiques, mais elles n'étaient pas rimées; et comme je voulais produire quel- que chose qui plût à mon père, je me bornai aux odes et aux hymnes religieux qui m'avaient été inspirés par k Dernier jugement d'Eiie Sclilegel, et par certaines fêtes et solennités religieuses. Un pupille de mon père qui, à cette époque, demeurait chez nous, copia le tout fort propre- ment, et j'eus la satisfaction de porter mon manuscrit chez le relieur. Une autre circonstance augmenta mon penchant pour les études bibliques. Le doyen du consistoire venait de mourir, il fut remplacé par M. Plitte, professeur à Marburg, qui, plus apte à enseigner qu'à édifier, fit de ses sermons un véritable cours de théologie. Je m'étais accou- tumé de bonne heure à saisir les divisions, le siijet et la diction d'un sermon; c'était un moyen de ne pas m'en- nuyer à l'église, puisqu'on voulait absolument que j'y al- lasse. Grâce à cet exercice, j'étais devenu si habile que je pouvais écrire presque aussi vite que l'orateur parlait, ta- lent dont je fis usage à l'occasion des sermons didactiques du nouveau doyen, qui faisaient le sujet de toutes les con- versations. A peine le orédicateur avait-il dit son dernier LIVRE IV. Lorsqu'on se mettait à table pour diner, j'arrivais avec mon sermon à la main. Mon père fut tellement charmé de mon habileté, que pour lui être agréable, je continuai à reproduire les sermons du doyen, car ce travail, qui m'avait beaucoup amusé d'abord, ne tarda pas à me déplaire. Alors mon père passi aux œuvres de Struve, mais leur forme avait quelque chose d'antipathique pour moi, et la méthode de mon père n'é- tait pas assez libérale pour me faire prendre goût à ce genre d'étude. Il est des cas dans la vie où la loi se tait; alors loin de protéger un citoyen isolé, elle le met dans la nécessité de se défendre lui-même ; aussi les parents se croient-ils obligés de faire instruire leiu's fds dans l'art de l'escrime ; j'eus donc un maître d'armes; mais il ne m'a jamais compté au nombre de ses meilleurs élèves. Le pédantisme des démons- trations me les rendit odieuses: la pratique ne semblait avoir pour but que d'extorquer de l'argent aux élèves et de les humilier. Oubliait-on de gourmer ou de dégourmer, laissait-on tomber sa cravache ou son chapeau, vite une amende ; et maître et condisciples de rire aux éclats. Au reste, ce n'était pas seulement de l'équitation qui pourrait être le plus joyeux des ej.... Frappé enfin des inconvénients de cette mé- tliode, on a cherché plus tard, à instruire la jeunesse par des procédés attrayants, qui font de l'étude un jeu, mais ceite méthode n'estpas non plus sans dangers. Si dans mon enfance je me plaisais à visiter tous les édi fices de notre ville, qui portaient encore l'empreinte de leur ancienne origine, je m'appliquais dans ma jeunesse à faire revivre les personnages de ces époques reculées, tra- vail dans lequel les chroniques de Lessner et de quelques autres qui se sont occupés de l'histoire de Francfort, m'ont beaucoup aidé. Dans le conte populaire, ces infortunés sont des espèces de monstres sanguinaires et cupides, qui ne rêvent que meurtre, pillage et incendie. Lumédiatement après leur exécution, plusieurs magistrats ont été cassés comme coupables des LlVRli IV. Cest donc à ces suppliciés, dont le peuple fait des monstres, qu'il l; it cette sage réorganisation de son gouvernement, dont chaque membre a beaucoup de pouvoir pour faire le bien et très-peu de liberté pour faire le mal. Notre ville des juifs ne pouvait manquer d'attirer mon attention; elle- se compose de quelques rues étroites et sales et séparées par un grand mur du reste de la ville. Devenu jeune homme, je me dis que les juifs dont, au reste, on commençait à avoir meil- leure opinion, n'en étaient pas moins le peuple de Dieu, et que, surtout, ils étaient des hommes ; leur inviolable attachement aux lois de leurs pères , m'inspirait du res- pect, et puis, leurs filles étaient si belles! Décidé à con- naître leurs cérémonies, je parvins à assister à leurs prières, à une noce, à une circoncision et à la fête des tabernacles. Je fus partout très-gracieusement accueilli, car je m'étais fait présenter par des personnes haut placé es dans leur estime. Les événements terribles, tels que des incendies ou l'exé- cution de quelque grand crimmel, me firent laire plus d'une fois de tristes observations, mais ce qui me frappa surtout, ce fut l'auto-da-fé d'un livre ; c'était un roman comique français; il n'attaquait point l'état, mais la reli- gion et la morale y étaient fort maltraitées. Je fus témoin de l'exécution, et ce châtiment appliqué à un objet inanimé avait quelque chose d'effrayant à mes yeux. Le nombre d'exemplaires saisis était fort considérable, les ballots éclataient dans le feu où on les remuait avec une fourche, le vent fit envoler quelques feuillets dont la foule s'empara avec avidité. Le lendemain, je me procurai à grands frais, un exemplaire de cet ouvrage et tout le monde en fit autant. Si l'auteur n'eût aspiré qu'à la po- puhu'ité, il n'eût pu mieux se servir lui-même. Mon père avait contracté l'habitude de m'envoyer chei les ouvriers, pour surveiller et hâter les travaux dont il les avait chargés. Naturellement disposé à rac conrormer aux manières d'être les plus opposées aux miennes, et à m'in- téresser à toutes les positions de la vie, les heures que je passai dans les ateliers des artisans, me furent aussi agréa- bles qu'utiles. Je leur dois uiie idée générale de tous les métiers, et une connaissance exacte des plaisirs et des pei- nes, des avantages et des difficultés de chaque genre de vie. En m'approchant ainsi de cette classe active qui unit pour ainsi dirti les extrémités de la société en leur servant d'intermédiaire, je me plaisais à observer en silence, la vie intime de chaque artisan, et je reconnus qu'elle doit son cachet et ses allures au genre de travail par lequel le chef de famille pourvoit aux besoins des siens. Cette observa- tion, sans cesse confirmée par l'expérience, me prouva qu'il y a égalité parfaite, sinon entre les hommes, du moins entre toutes les situations de l'homme, car si l'existence seule, me semblait une condition fondamentale, tout le reste me paraissait indiffèrent ou accidentel. Quoique mon père n'eût pas de justes motifs de se plaindre de la guerre, il désirait si ardemment la paix, qu'il avait promis à ma mère, une tabatière d'or enrichie de diamants, pour le jour où cette paix serait signée. A mesure que l'espoir de cette paix approchait, mon père m'envoyait plus souvent chez le joaillier, dont le travail n'avançait pas, car il s'était lanc. Cette entreprise consistait dai-. Grâce à son talent, il se promettait de le rendre si beau, que l'empe- reur François I''', connu pour un grand amateur de bijoux artistement travaillés, ne pourrait se dispenser de l'aclietor pendant son séjour à Francfort, où il devait se rendre im- médiatement après la signature de la paix, pour faire cou- ronner son fils, l'archiduc Joseph. L'artiste ne cessait de me parler de la composition de son bouquet et de l'eiî'et mer- veilleux qu'il devait produire. Mon attention admirative me valut son affection et ce fut ce sentiment et non l'attrait du gain, qui le décida enfin à finir la tabatière de ma mère, qui la reçut le jour même de la proclamation de la paix. Mon père, comme tous ses contemporains, avait la con- viction qu'une peinture sur bois était préférable à une peinture sur toile, et il faisait préparer chez lui avec un soin minutieux, les planches qu'il destinait à cet usage. J'allais tous les jours lui porter les plus beaux modèles que je pouvais me pro- curer, j'y ajoutais des scarabées, des papillons, etc. Un jour même je lui apportai une souris que je venais de prendre, il la reproduisit au pied de la corbeille, rongeant un épi de blé. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsqu'au moment de livrer le tableau, le bon Junker me déclara qu'il n'en était pas satisfait. Commandant aussitôt une autre planche, de la même grandeur que celle que mon père lui avait donnée, il recommença une nouvelle cor- beille de fleurs qu'il trouva parfaite et je fus de soh avis. Mon père sut bon gré à l'artiste de lui donner le choix entre deux tableaux quand il n'en avait commandé qu'un, mais il se déci ia poui' le premier sans daigner nous expliquer ses 96 MEMOIRES DE GOETHE. Puisque je reviens à la peinture, je dois parler du pein- tre Nothnagel, qui d'artiste, s'est fait fabricant de toiles cirées. Quelques-unes de ces toiles pouvaient cependant passer pour des productions artistiques, car on y voyait des fleurs, des paysages, des sujets mythologiques et his- toriques. Le débit de ces toiles était immense, car on ne s'en servait pas seulement pour couvrir des meubles, mais pour décorer les appartements d'une tapisserie brillante et indestructible. Je prenais un plaisir infini à suivre les divers travaux de cette fabrication. Mon ami, Nothnagel demeu- rait si près de la porte de la ville, qu'en sortant de chez lui, je prolongeais toujours ma promenade, jusqu'à un im- mense verger que mon père possédait non loin de cette porte, et parfois même jusque dans nos vignes situées à quelques pas de là. En voyant chaque année se renouveler les travaux de la culture de ce verger et de ces vignes, j'ap- pris à connaître les théories et les pratiques du jardinier et du vigneron. Après avoir savouré les produits du prin- temps et m'être régalé avec les fruits de l'été et de l'au- tomne, je goûtais les plaisirs de la vendange. Cette fête répand la joie et la gaieté par toute la contrée, comme le vin qu'elle produit et qu'on y boit, donne de la vivacité à l'esprit et de l'indépendance au caractère de ses habitants. Pendant ces jours de réjouissance et de travail, les cris de joie et les coups de pistolet retentissent de toutes parts; et les nombreuses fusées qui pendant la nuit sillonnent les nuées, prouvent que, partout, tout le monde est encore éveillé. Les soins qu'exigent les cuves et les pressoirs occup? Avant de parler de l'influence que les heureux effets de la paix, signée le lo février 1763, exercèrent sur le reslo LIVRE IV. Je commencerai par M. Olensclilager ; c'était un bel homme, dun tempérament sanguin; lors- qu'il était en grande tenue, on aurait pu le prendre pour un prélat français. Après avoir fini ses études, il s'était con- sacré aux atïaires d'Etat et à la vie des cours. J'avais eu le bonheur de gagner son affection; aussi me parlait-il sou- vent de ce qu'il avait vu et observé. Il s'entretenait même, avec moi, des travaux dont il s'occupait pour l'instant. Ce fut ainsi que pendant qu'il composait son explication de la Bulle d'or, il me tit apprécier le mérite de ce document. J'avais depuis mon enfance contracté l'habitude d'appren- dre par cœur, les premières pages d'un livre qui me plai- sait et de les réciter à tout propos. Puisil ajoutait en hochant la tète : « Quelle époque que celle où l'Empereur pouvait, en pleine diète, jeter de semblables paroles à la face des princes de l'Empire! » Passons à M. Les désagréments d'un procès que lui fit son gendre, l'a- vaient tellement dégoûte du monde, qu'il ne voulait plus sortir de sa maison, ce qui ne l'empêchait pas de recevoir ses amis et de leur donner d'excellents diners. En hiver la fumée qui s'échappait des fentes d'un grand poêle, incom- modait tellement ses hôtes, qu'un jour l'un d'eux lui de- manda comment il pouvait résister à un pareil tourment,, 1 Tout royaniiî divisé s'écrouleia ; car les princes qui le gouveracnl sont devenus les ccm;iliccs des voltu:s. La collection était des plus remarqua- bles. Grâce aux efforts des amis communs qui avaient pré- paré cette entrevue, la conversation finit par s'engager sur la beauté des fleurs et par devenir amicale, à ma grande satisfaction, car on venait de servir, sous un berceau voi- sin, une friande collation et plusieurs flacons de vin du Rhin. Un incident imprévu, nous priva du plaisir de goûter à toutes ces bonnes choses. Un des plus beaux œillets était un peu penché, de Reineck fit glisser la tige entre ses deux doigts et la releva avec beaucoup de précaution afin de pouvoir mieux en admirer la beauté. De Malapart, c'était le nom du propriétaire des œillets, lui rappela d'un air sec ce dicton : Oculis non maniàus. Dès ce moment nos deux messieurs semblèrent être devenus muets, et nous t à l'œuvre ; ma pensée me dictait tout ce que j'aurais voulu m'entendre dire par ma Gretchen, je finis par m'imaginer que c'était elle qui me parlait, et je me mystifiai moi-même en croyant me moquer d'un autre. J'arrivai à l'heure convenue, Gretchen filait dans l'embra- sure d'une fenêtre, la mère allait et venait, un seul des cousins était dans la chambre. Il me pria de lui lire mes vers, je le fis avec une émotion visible, car je regardais la belle enfant par-dessus mon papier; il me semblait qu'elle aussi était émue et qu'elle rougissait Irgèrement. Le cou- sin me fit d'abord beaucoup de compliments, puis il m'in- diqua quelques corrections à faire, car j'avais oublié que je parlais au nom d'une jeune personne distinguée et oc- cupant une position sociale très-élevée, puis il sortit pour aller à ses affaires. Je cherchai aussitôt à corriger les fautes que je n'avais commises que parce que mon imagination était trop occupée de Gretchen; ne pouvant réussir, je m'écriai avec colère : — Cela ne va pas! Et quittant son rouet, elle vint s'asseoir près de moi. J06 MÉMOIRES DE GOETHE. Croyez-moi, mettez vos vers dans votre poche et allez-vous-en; votre ami vous excusera, moi- même je dirai quelques mots en votre faveur. Mes cousins no sont ni méchants, ni vicieux, mais Pamour du gain et du plaisir, les entraîne souvent dans des entreprises dan-. Je dépends entièrement d'eux, et cependant j'ai refusé de copier votre première déclaration d'amour; com- meîit donc un jeune homme riche et indépendant comme vous lètes, peut-il se prêter à une mauvaise farce qui fi- nira mal? J'étais si heureux de lentendre prononcer plusieurs phrases de suite et pour moi seul, que je ne pouvais plu? Elle venait de prendre mes vers, qu'elle lut à demi- voix. Supposez qu'un jeune homme qui vous adore met cette épître sous vos yeux et vous supplie de la signer, que feriez-vous? Elle sourit, réfléchit un instant, prit la plume et mit son nom au bas de mes vers. Je me levai hors de moi et j'allais la presser dans mes bras, mais elle me repoussa douce- ment. Maintenant partez avant que mes cousins ne reviennent. Je n'avais pas la force de m'éloigner, elle insista en pressant une de mes mains entre- les siennes. C'est ainsi qu'avec mon penchant pour Gretchen, un monde nouveau s'était ouvert devant moi j et que dans ce monde tout me paraissait admirable. En relisant cent fois les vers qu'elle avait signés et en cou- vrant cette signature de baisers, je m'exaltai au point que j'aurais été la voir immédiatement, si je n'avais pas craint les reproches des cousins. Forcé de maîtriser mon impa- tience jusqu'au dimanche suivant, je me rendis à une pro- menade publique où j'étais sûr de les trouver avec Pylade, sur lequel je comptais pour opérer une réconciliation. A ma grande surprise, on m'accueillit très-amicalement. Le plus jeune des cousins me prit par la main et me dit en souriant qu'ils avaient été tous fort en colère contre moi, mais qu'ils ne m'en voulaient plus, et que, pour sceller la réconciliation, je régalerais ce jour-là toute la compagnie. Cotte proposition me surprit très-désagréablement, car je n'étais pas assez en fonds pour y-satisfaire, et ils ne m'y avaient pas accoutumé, car jusqu'à ce moment ils s'ét;uent fait un point d'honneur de ne me laisser payer que mon écot. Mon embarras les fit rire, puis le plus jeune des cou- sins continua ses confidences — Votre fuite avec l'épître que vous nous aviez promise, dit-il, nous a suggéré une excellente idée, et jespère qu'elle aura votre approbation. Jusqu'ici nous avons abuse de votre talent en nous exposant à de graves inconvénients, tandis qu'il nous serait si facile d'en tirer un profit réel et sans danger. J'ai là deux commandes, l'une pour un épithalame, et l'autre pour unépicède; ce dernier, il faut le faire de suite, l'épithalame peut attendre huit jours. Cette propo- sition m'était daut int plus agréable, qu'elle me fournissait l'occasion d'être imprimé pour la première fois de ma vie Après m'ètre informé de la position sociale de la famille du défunt, je me retirai sous un berceau pour composer mon poëme. Ces messieurs, qui ne voulaient pas boire sans moi, me firent revenir si souvent, que le travail ne marchait plus. Et puis, il faut bien en convenir, il nous a été payé si largement qu'il fera bien les frais de deux fêtes. Celle de demain se fera diez nous, car il est juste que Gretchen en profite, puis- que nous lui devons, du moins en partie, l'idée d'utilisej votre talent. J'étais au comble de la joie, et lorsque je rentrai chez moi, je me mis à l'œuvre, et je ne me couchai qu'après avoir terminé mon poëme funèbre. La journée du lendemain me parut d'une longueur désespérante, la nuit vint enfin et me permit de me rendre dans la demeure des cousins. J'ai déjà dit que ces jeunes gens, sans emploi fixe et faisant avec zèle tout ce qui pouvait leur procurer quelque argent, m'intéressaient beaucoup. J'aimais surtout à les entendre ra- conter comment tel ou tel individu, d'abord dans une po- sition aussi précaire que la leur, était devenu riche et con- sidéré, et chacun d'eux se flattait d'arriver à un semblal le résultat. Nos entretiens intimes amenèrent Pylade à nous avouer qu'il aimait une jeune personne qui le payait de re- tour et qu'il allait épouser le plus tôt possible. Les cousins le blâmèrent de s'être lié ainsi à son âge; ils ajoutèrent qu'ils le tenaient pour un honnête et charmant garçon, mais qu'ils le croyaient incapable d'arriver à la fortune, ni même à une position aisée. Mon ami repoussa ces re- proches, en exposant un plan de conduite pour l'avenir for: bien combiné, et tous ces messieurs imitèrent son exemple; mon t3ur arrivé, j'allais parler, mais Pylade m'arrêta. Jusque-là, Gretchen n'avait cessé de flier dans l'embra- sure de la fenêtre; en ce moment, elle se leva, vint sas- seoir au bout de la table, y appuya ses deux bras croisés sur lesquels elle posa ses deux mains, attitude qui lui allait à merveille et qu'elle conservait parfois pendant plusieurs heures, sans faire d'airtres mouvements que quelques signes de tête, provoqués par ce qu'elle voyait, entendait ou pen- sait. Déjà plusieurs flacons de vin avaient été vidés, tout le monde était de bonne humeur, et je me mis à raconter gaiement les projets de la vie dans laquelle on voulait quu je me renfermasse. Cette longue hypothèse consistait à me faire une ressource du produit de mes vers, au lieu de le gaspiller en bombances, et à joindre au métier de rimeur, plusieurs états que je me croyais capable de remplir. Mes yeux étaient toujours fixés sur Gretchen, car tous ces pro- jets se rapportaient à elle, ce qui leur donnait un air dévie et de vérité dont je fus dupe moi-même, car je finis par me croire aussi pauvre, aussi privé d'appui que je le sup- posais; et j'étais heureux de cet état d'abandon, puisqu'il me permettait d'épouser ma bien-aimée. Pylade ayant ter- miné sa confidence par un projet de mariage, on me de- manda si je n'en ferais pas autant. Au reste, chacun de nous n'a-t-il pas besoin d'une femme afin que le bien que flous amasserons de tous côtés, soit conservé et goûté tout entier dans l'intérieur du ménage, au lieu de le dépenser inutilement comme nous le faisons? Puis, je fis de l'épouse que je choisirais, un portrait dans lequel personne ne pouvait manquer de reconnaître Gretchen. Le produit du poëme funèbre était dispensé; mais l'épi-' 7 V,0 MÉMOIRES DE GOETHE. Bannissant toute crainte, toute réserve, je me laissais aller au bonheur de voir chaque soir ma bien-aimée qui, elle aussi, semblait s'accoutumer à ma présence. Pylade avait pré- senté sa belle dans la maison en qualité de fiancée, ce qui lesmH à même des'abandonner à leur tendresse mutuelle, Quant h Gretchen, elle me tenait dans un respectueux éloignement; jamais elle ne donnait la main à personne, pas même à moi; mais lorsque j'écrivais ou que je lisais, elle venait s'asseoir près de moi, posait sa main sur mon épaule et regardait sur mon livre ou sur mon papier; et cette position charmante , elle la prenait souvent. En gé- néral tous ses gestes étaient peu variés, mais toujours dé- cents et pleins de grâce. Je ne me souviens pas de l'avoir vue se placer ainsi près d'un autre homme ; et si je me permettais envers elle une familiarité semblable, elle se levait à l'instant et ne revenait qu'après un long intervalle. Les parties déplaisir qui, à cette époque, m'amusaient le plus, consistaient à m'embarquer avec quelques jeunes gens de mon âge, sur le coche deHœchst, pour examiner les voyageurs qu'on y entassait, et parmi lesquels il y avait toujours quelques originaux que je me plaisais à faire causer. A Hœchst, nous nous embarquions de nouveau sur le co- che de Mayence ; arrivés dans cette ville, nous dînions à une table dhôte fort bien servie, et où nous trouvions toujours des étrangers de distinction, puis nous revenions à Francfort par les mêmes coches. Il était impossible de faire une pro- me jade sur l'eau plus agréable et moins coûteuse. Un jour qu -je me procurais le plaisir de cette promenade en corn pagnie des cousins de Gretchen, nous trouvâmes à la table d'hôte de Mayence, un jeune homme de leur connais- sance, qu'ils s'empressèrent de me présenter. En nous séparant, il me dit qu'il s'estimerait heureux s'il avait pu m'interes- ser en sa tV. Je commençai par m'excuser, car je ne m'étais ja- mais mêlé de semblables affaires; ils insistèrent et jefmi. Un dimanche que je me trouvais seul avec lui dans son jardin, je m'armai de courage et je lui présentai la demande de mon protégé. Il la parcourut des yeux et me demanda si je comiaissais le pétitionnaire; je lui répétai tout ce que les cousins m'avaient dit sur son compte. Il ne m'en dit pas davantage, et ce ne fut que plus tard que je connus le triste résultat de cette affaire. Ce changement dans ses habitudes m'mquiéta beaucoup ; le hasard ne tarda pas à m'en donner l'explication. Préoccupée d'une toilette de bal, ma sœur me pria d'aller chez sa marchande de modes chercher quelques fleurs artificielles dont elle avait besoin. En en- iiî MÉMOIRES DE GOETHE. La maî- tresse me présenta un carton rempli de ces fleurs qu'alors on appelait fleurs d'Italie, qui se fabriquaient dans les cou- vents. Je les regardais à peine, la jeune fdle m'occupait ex- clusivement, car elle ressemblait à Gretchen au point que je finis par soupçonner que ce pouvait être elle-même ; ce soupçon devint bientôt une certitude, car elle me fit un signe d'intelligence pour m'avertir qu'il ne fallait pas avoir l'air de la connaître. Mon trouble m'avait fait oublier quelles fleurs il fallait prendre ; au reste, je prolongeai volontairement mon hésitation, puisqu'elle me permettait de rester près de ma bien-aimée dont le déguisement me peinait et me charmait en même temps, car elle me parais- sait plus belle que jamais. La patience échappa enfin à la marchande de modes; fermant brusquement le carton, elle ordonna à une servante de le porter chez ma sœur afin qu'elle pût choisir elle-même ; c'était presque me mettre à la porte, il fallut partir. En arrivant à la maison, mon père m'apprit que l'élection et le couronnement de l'archiduc Joseph, ne tarderaient pas à avoir lieu. Pour me mettre en état de voir avec fruit une aussi grande solen- nité, il me fit lire devant lui les relations des deux der- niers couronnements, et la capitulation que les empereurs sont forcés de signer avant d'être proclamés par les élec- teurs. Cette lecture se prolongea bien avant dans la nuit et me priva du plaisir d'aller voir ma bien-aimée, dont la gracieuse image vint à chaque instant se mêler aux faits les plus respectables du saint-empire romain. Le lendemain il me fallut recommencer ce travail, et ce ne fut qu'à la fin au jour que je trouvai le moment de m'échapper pour me rendre chez Gretchen. Elle avait repris son costume LIVRE V. Le prince Esterhazy, ambassadeur de la Bohême , était petit, mais bien lait ; il joignait à la vivacité d'esprit, la distinction des manières, et ses allures avaient un parfum de grand seigneur sans au- cun mélange d'orgueil ou de roideur; je l'aimais surtout parce qu'il me rappelait le digne maréchal de Broglie, Malgré le mérite de ces messieurs , ils cessaient d'occuper la foule, dès que le baron de Plotho , ambassadeur de Brandburg , paraissait devant elle. Sa personne n'avait pourtant rien de saillant, si ce n'étaient ses petits yeux noirs et étincelants ; une parcimonie affectée régnait dans son costume etdansses équipages. Pendantla guerre de Sept ans, il s'était acquis la réputation d'un héros, sans pourtant avoir suivi d'autre carrière que celle de la diplomatie. Lorsqu'à la diète deRatisbonne. Cet ou- bli des convenances causé par l'indignation de l'insulte qu'on avait osé faire à son maitre, l'avait placé si haut dans l'estime publique, qu'il ne pouvait se montrer sans recevoir des témoignages d'approbation; peu s'en fallut qu'à Franc- fort , où il y avait alors des Allemands de toutes les con iitl MÉMOIRES DE GOETHE. Je reconnus en même temps que les pouvoirs qui se trou- vaient en face les uns des autres , ne s'accordaient que pour diminuer le pouvoir du nouveau monarque, et qu'ils ne s'applaudissaient de leur influence que lorsqu'elle ser- vait leurs propres intérêts. Au re«te, jamais encore les élec- teurs ne s'étaient montrés si défiants; ils avaient sans doute déjà le pressentiment des réformes que Joseph de- vait opérer un jour. Sur un degré moins élevé de l'é- chelle sociale, je vis mon grand-père et tous les magis- trats de la ville, de recevoir et rendre tant de visites, qu'ils ne s'appartenaient plus ; et au milieu de cette fatigante et perpétuelle représentation , ils avaient à se défendre contre les empiétements par lesquels, dans ces sortes d'occasions, chacun cherche à augmenter son auto- rité aux dépens de celle de son collègue ou de son supé- rieur; en un mot, tout ce que j'avais lu dans les chroniques de Lersner, vivait et s'agitait sous mes yeux. Peu à peu la ville fut encombrée de hauts personnages , dont la plupart n'avaient pas été appelés officiellement. En vain les ma- gistrats cherchaient-ils à faire valoir les stipulations de la ivalle d'or, les souverains avaient placé sous leur protec- tion spéciale, non-seulement les ambassadeurs , les en- voyés et leurs suites, mais encore une foule de curieux ; aussi les magistrats ne savaient-ils plus au juste à qui ils devaient réellement un logement. Cette incertitude fit naître des luttes et des querelles qui mirent tout le monde de mauvaise humeur. Nous autres jeunes gens aussi, nous n'étions pas toujours satisfaits. Les manteaux espagnols et les chapeaux à phuiies des ambassadeurs et plusieurs au- tres costumesproscrits de la vie ordinaire, n'étaient pas sans LIVRE V. Les électeurs, ayant terminé leurs travaux préparatoi- res, fixèrent le jour de l'élection au- 27 mars. Dès ce moment une activité nouvelle se manifesta. Il fallait faire venir de Nuremberg et d'Aix-la-Chapelle , les insignes de l'Empire, et se préparer à recevoir l'électeur de Mayence, qui devait faire son entrée le 21 mars. Avec les premiers rayons de ce jour, commença une des nombreuses canon- nades dont nous devions être étourdis pendant bien long- temps. Jusqu'alors on n'avait encore vu que des ambassa- deurs et des envoyés; un souverain de l'Empire, le premicv après l'empereur, allait enfin paraître devant nous. J'aurais beaucoup à dire sur cette solennité, si je n'étais pas forcé d'en parler plus tard par suite d'un évé- nement que mes lecteurs ne devineraient jamais. Il paraît qu'il en fut vivement im- pressionné, car lorsque, plusieurs années après , il me communiqua une paraphrase poétique de l'Apocalypse, je reconnus dans l'entrée solennelle de l'Antéchrist, celle de l'électeur de Mayence à Francfort; il n'avait oublié aucun détail, pas même les immenses bouffettes dont on avait orné les têtes des chevaux isabelles qui traînaient le carrosse du souverain. Je l'avais rencontrée dans la foule des curieux qui venaient voir passer le cor- tège de l'électeur. Elle était avec Pylade et sa fiancée ; après nous être salués, nous convînmes de passer la soirée chez les cousins. Je ne me fis pas attendre, les habitués ne tardèrent pas i¥ n plus à arriver , et chacun racontait ce qu'il avait vu. Gretchen s'écria avec dépit, que tous ces récits jetaient le désordre dans ses idées, et la mettaient '. Pour la rendre plus claire, je comparai toutes les cérémonies du couronne- ment, à la représentation d'un drame où le rideau sebaisse à chaque instant, selon le bon plaisir des acteurs qui con- tinuent à jouer leurs rôles derrière ce rideau, jusqu'à ce qu'il leur plaise de le faire lever de nouveau et de rede- venir visibles pour la foule. Charmée de mon récit, elle m'avoua qu'elle enviait depuis longtemps le bonheur des personnes instruites et qu'elle voudrait être un garçon pour pouvoir m'accompagner à l'université, où nous ap- prendrions ensemble tout ce que l'homme peut apprendre Elle ajouta que mes entretiens lui avaient déjà été fort utiles, et qu'elle continuerait à les faire tourner au profit de son instruction. Rien ne saurait plus noblement cimen- ter les sympathies des deux sexes , que lorsque la jeune fille aime à s'instruire et que le jeune homme se plaît à enseigner; alors lesrapports deviennent aussi agréables que solides, car elle voit en lui le créateur de son existence intellectuelle, et il voit en elle un être qui doit son perfec- tionnement non à la nature ou au hasard , mais à leur volonté mutuelle. Cette réaction perpétuelle a quelque chose de si doux , de si enivrant, qu'on ne saurait s'éton- ner que, depuis les Abeilards des temps les plus reculés, elle ait fait naître des passions violentes, source de tant de bonheur et de tant de malheur. Les électeurs de Trêves et de Cologne suivirent de près celui de Mayence. Le lendemain de leur arrivée , com- mença un cérémonial qui me rendit fier de ma qualité de bourgeois de Francfort. Ce cérémonial, c'était le ser- ment par lequel le gouvernement, les militaires et les bourgeois, garantissaient une inviolabilité complète à toutes les personnes que l'élection et le couronnement d'un em- pereur amenaient à la ville. Les magistrats et les officiers supérieurs prononçaient ce serment à l'hôtel de ville ,Jcs LIVRE V. Là , on pouvait d'un seul coup d'œil embrasser toute une population libre, réuniedans le but honorable d'assurer aux chefs et aux divers membres de l'Empire , une paix com- plète et une sécurité inviolable, pendant toute la durée de l'acte important qui les avait amenés en cette ville. La veille du jour de l'élection tous les étrangers furent forcés de sortir hors des mru's , on enferma les juifs dans leur cité, et les bourgeois de Francfort s'enorgueillirent de pouvoir être seuls témoins d'une aussi grave solennité, jusque-là, les allures modernes avaient dominé les usages anciens , tous les grands personnages s'étaient constam- ment transportés d'un lieu à un autre dans leurs carrosses, l'instant était venu où nous devions les voir achevai comme en plein moyen âge. Je connaissais mon hôtel de ville, conune une souris connaît ses greniers d'abondance ; il ne me fut donc pas difficile de pénétrer jusqu'à l'entrée princi- pale , par où les électeurs et les ambassadeurs qui étaient arrivés en carrosse, devaient sortir pour monter à cheval. Leurs coursiers étaient magniiiques et surchargés d'orne- ments. L'électeur de Mayence, grand et bel homme, d'une tîgure agréable, avait très-bonne mine à cheval ; les deux autres électeurs ecclésiastiques, ne m'ont frappé que par leurs magnifiques manteaux rouges bordés d'hermine, que j je n'avais encore vus qu'en peinture, et qui, en plein air, produisaient un effet très-romantique. Les ambassadeurs des électeurs laïques qui représentaient leurs souverains absents , charmaient la foule par la magnificence de leurs, habits espagnols et par la beauté des plumes qui ornaient leurs chapeaux retroussés. Dans cette circonstance aussi, la personnalité du baron Plûtho se faisait remarquer. Ses alliu'es prouvaient que ioutes ces cérémonies ne lui inspiraient pas un grand res- no MÉMOIRES DE GOETHE. Le rideau venait encore de tomber entre les acteurs et les spectateurs. Au même instant on ouvrit les portes de la ville , les étrangers y rentrèrent ,. L'empereur et le roi venaient d'arriver au château de Heusenstamm, préparé pour les recevoir. Pendant que tous les hauts personnages allaient les y complimenter, selon l'ancien usage, la ville célébrait l'élection du roi d'Alle- magne, par les cérémonies religieuses de tous les cultes , et par une interminable canonnade. Le lendemain les ma- gistrats se rendirent sous une tente magnifique qu'on avait dressée près de Sachsenhausen, car c'était là qu'ils devaient remettre les clefs de la ville à l'empereur. Les électeurs l'attendaient sous une autre tente plus magnifique encore. Une partie des curieux s'étaient rendus dans la plaine , et entouraient les deux tentes où l'Empereur et son fils de- vaient faire une courte station ; les autres étaient restés dans la ville , afin de mieux saisii l'ensemble du cortège ; je faisais partie de ces derniers. Placé de bonne heure dans l'embrasure d'une des fenêtres de la demeure d'un ami , située de manière à voir l'empereur et sa suite aller à la cathédrale et en revenir, je m'amusai d'abord des mépri- ses et des drôleries occasionnées pai- les efforts des gardes LIVRE V. Le premier per- sonnage que nous vimes paraître, était l'écuyer de Franc- fort , suivi d'un grand nombre de chevaux de selle magnifiquement harnachés et couverts de chabraques or- nées d'aigles blancs sur champ rouge, c'est-à-dire, dos ;;v- mes de la ville. Trois compagnies de la garde bourgeoise à cheval terminaient cette reprt'sentation de notre souveraineté , dont chacun de nous s'attribuait personnellement une petite part. La suite du connétable de l'Empire et des six électeurs laïques, représentés par des ambassadeurs , s'avança à pas lents; chacune d'elles se composait de deux carrosses de parade, au moins, et d'une vingtaine de valets de pied. La suite des électeurs ecclésiastiques était tellement nombreuse , que les yeux et la pens Je s'y confondaient ; tout ce que j'ai pu remarquer, c'est que la suite de l'électeur de Mayence était , à elle seule, plus considérable que les deux autres. La suite de l'empereur devait nécessairement les surpas- ser toutes; aussi était-il impossible de compter les valets de pied, les écuyers et les chevaux de main qui précé- daient les seize carrosses de gala à six chevaux , dans les- quels on voyait les chambellans, les conseillers intimes les chanceliers , le grand écuyer et le grand maître de la cour de l'empereur; cependant, ce n'était encore là qu'un début. Les rangs se concentrèrent, la dignité et la splendeur allaient tnijours en augmentant. Les ambassadeurs des électeurs absents elles électciU's ecclésiastiques, passèrent,. Immédiatement après i'élec- teur de Mayence , arrivèrent dix coureurs impériaux, qua- rante et un laquais et huit heiduques; puis l'empereur et son fds parurent dans un carrosse entouré de glaces de tous côtés, orné de laque, de peintures, de sculptures et de ciselures, d'une beauté incomparable. L'intérieur était garni de velours rouge brodé d'or. Malgré le vif intérêt que m'inspiraient les deux Majestés, je ne pus m'empêcher de Jeter un regard d'admiration sur les chevaux et de sur- prise sur les deux cochers qui conduisaient à cheval , et qui, avec leur habit de velours jaune et noir , et leurs im- menses panaches sur la tète , avaient l'air de sortir d'un autre monde. Tout ce qui suivait ce carrosse était si nom- breux et, par conséquent, si pressé, qu'on ne pouvait plus rien distinguer. Je me souviens cependant que les gardes suisses, le grand connétable, l'épée nue à la main, les maré- chaux de l'Empire à la tête des gardes du corps et des pa- ges, entouraient le carrosse, et que finalement on vit appa- raître les hallebardiers avec leurs habits de velours noir à grandes basques, leurs hauts-de-chausses rouges , et leur justaucorps d'un brun clair. Fatigué de regarder, j allais me retirer de la fenêtre, lorsque j'aperçus nos magistrats dans quinze voitures à deux chevaux. Dans la dernière, ou voyait les clefs de la ville posées sur un coussin de ve- lours rouge ; une compagnie de nos grenadiers escortait ces clefs, et fermait! La société dont je faisais partie voulut se procurer le plaisir de voir l'empereur et les siens revenir de la cathédrale. Les cérémonies d'usage qui devaient précéder le couronnement, nous donnèrent le temps de profiter de la délicieuse collation qu'on venait de nous servir, et nous bûmes à la santé du jeune roi , et du vieil empereur. Quelques personnes âgées qui se trou- vaient parmi nous, prétendirent que le couronnement du père avait été embelli par un certain intérêt de cœur, qui LIVRE V. Quoique déjà fort avancée dans sa t,ros- sesse, elle s'était mise en route pour venir voir couronner son mari. Cette preuve de courage et d'amour conjugal, lui avait valu, à Francfort, un accueil très-flatteur. L'en- thousiasme qu'elle inspirait fut encore augmenté lorsqu'on la vit debout sur un balcon, battre des mains au moment où son mari passait pour se rendre à la cathédrale : c'est que pour aimer les grands delà terre, le peuple a besoin de les voir sous des formes semblables aux siennes, c'est- à-dire en époux aimants , en tendres parents , en amis dé- voués. Le beau jeune homme qui venait d'être proclamé roi d'Allemagne, et qui par ses hautes facultés intellec- tuelles avait déjà attiré sur lui l'attention du monde , était, pour les témoins du couronnement de son père, la réalisation des vœux qu'alors ils avaient formés en faveur de Marie-Thérèse. Lorsque le cortège revint de la cathé- drale, il était moins long, et par conséquent plus facile à graver dans la mémoire. J'avais promis à Gretchen, de lui rendre compte de tout ce qui se passerait avant et pendant le couronnement; je courus donc chez elle, dès qu'il me fut possible de disposer d'une soirée. J'y trouvai quelques inconnus au milieu des habitués, tout le monde jouait aux cartes, Gretchen et le plus jeune des cousins vinrent seuls me tenir compagnie. La charmante jeune fdle me remercia si gracieusement de toutes les cartes d'entrée que je lui avais fait parvenir par Pylade, que minuit sonna avant que j'eusse songé à me retirer. Alors seulement je me souvins que je n'avais pas la clef de la maison, et qu'il m'était impossible de ren- trer chez moi. Gretchen nous proposa de passer ensemble le reste de la nuit ; et comme les cousins ne savaient où loger les étrangers qui, ainsi que moi, ne pouvaient plus rentrei' chez eux, ils acceptèrent la proposition et prièrent la jeune fille de nous. Cette liqueur nous tint éveillés pendant auelques heures, puis le sommeil 12i MÉMOIRES DE GOETHE. J'occupais l'embra- sure d'une croisée; Gretchen était prèsde moi; nous cau- sions d'abord à voix basse, mais cédant bientôt au besoin de dormir, elle laissa tomber sa tête charmante sur moii épaule, et je me trouvai seul éveillé et dans une positio; où le calme ne devenait possible que par l'intervention da bienveillant frère de la mort, cette intervention ne se f. Lorsque je m'éveillai, il faisait grand jour, Gretchen était debout devant une glace et rajustait son petit bonnet ; ja mais je ne l'ai trouvée plus aimable; au moment où je pris congé d'elle, elle pressa affectueusement mes deux mains. En rentrant à la maison, je pris toutes les pré- cautions nécessaires pour ne pas être aperçu par mon père ; j'y réussis, grâce à ma bonne mère dont l'intervention m'a toujours été si douce. Pendant les préparatifs du couronnement, je fus pré- senté à plusieurs illustres personnages, mais alors per- sonne n'avait le temps de s'occuper d'autre chose que de soi-même. Au reste, les hommes d'un certain âge savent rarement s'entretenir avec un adolescent, de mon côte j'étais peu habile à leur faciliter cette tâche ; aussi ni'accor- daient-ils leiu' faveur, mais jamais leur approbation. Sans cesse préoccupé de ce qui me plaisait, je m'occupais fort peu de ce qui pouvait plaire aux autres, et j'importuniiis ceux dont les allures m'attiraient, tandis que je deve- nais rétif avec ceux dont le caractère me repoussait, ce qui faisait dire à tout le monde, que si je possédais quelqiicr dispositions, j'avais encore plus de bizarrerie. Le jour du couronnement, c'est-à-dire, le 3 avril ITGi, parut enfin; le temps était favorable. J'avais obtenu pour moi et mes amis, une place dans les mansardes de l'hôtel de ville, d'où nous pouvions voir dans une perspective ornithologique les préparatifs que la veille nous avions examinés de près. Tout à coup elle fut prise d'un fré- missement religieux, car le tocsin sonna. Au même instant les députés d'Aix-la-Chapelle et de Nuremberg passèrent dans de magnifiques carrosses où les insignes impériaux qu'ils portaient à la cathédrale, occupaient la place d'hon- neur. Les trois électeurs ecclésiastiques les suivaient de près ; et dès que l'électeur de Mayenee eut reçu la couronne et l'epée, il les fit porter chez l'empereur. Pendant que cette cérémonie et plusieurs autres s'accomplissaient à la cathédrale, nous vîmes les ambassadeurs arriver à l'hôtel de ville. Bientôt après un détachement de sous-oftlciers en sortit portant un superbe dais à la demeure impériale. Le grand connétable le suivit à cheval ainsi que les ambassa- deurs également à cheval et aussi magnifiquement vêtus que le jour de l'entrée des deux monarques. Nous aurions bien voulu les suivre chez leurs Majestés, mais on ne peut pas être partout, et nous nous bornâmes à nous raconter ce qui allait se passer. Maintenant, dimes-nous, on fait endos- ser au nouveau roi d'Allemagne des habits nouveaux taillés sur le patron du costume des rois de la race carlovingienne ; les insignes de l'Empire sont remis aux grands dignitaires qui vont monter à cheval avec ces précieux bijoux, l'empe- reur et le roi vont enfourcher leurs coursiers. Pendant que nous parlions ainsi, une longue suite de valets, de nobles, d'ambassadeurs et de dignitaires delà cour impériale, nous annoncèrent l'approche des deux souverains. Les scènes de la place publique devenaient toujours plus intéressantes : on venait d'y construire une espèce de pont en planches, sur lequel l'empereur et sa suite devaient passer en sortant de la cathédrale. J'avais déjà vu les deux Majestés en carrosse et à cheval, je me faisais une fête de les voir à pied, car cette manière de se transporter d'un lieu à un autre étant la plus naturelle, devait, selon moi, être la plus imposante. A peine le son des cloches eutril an- noncé la fin de la cérémonie religieuse, que le cortège commença à défiler sur le pont, qu'on avait couvert de tapis de draps rouges, jaunes et blancs. Du point élevé où j'étais placé, les ambassadeurs, les électeurs, l'empereur, son fils et toute leur suite, ne semblaient faire qu'une seule masse, mue par une seule volonté ; et comme cette masse étincelait d'or et de pierreries, et qu'elle sortait du temple au son des cloches, elle nous pénétrait de ce respec- mêlé de terreur, qu'on sent toujours pour les choses sa- crées. Les solennités religieuses et politiques en même temps, ont un attrait particulier, car si la majesté terrestre nous apparaît avec les symboles de sa puissance, nous la voyons en môme temps se prosterner devant la majesté divine ; ce qui met toutes les grandeurs mondaines à notre niveau, puisque ces grandeurs aussi n'ont d'autre moyen de constater leur parenté avec la Divinité, que la soumis- sion et l'adoration. On avait annoncé plusieurs jours d'avance, que le pont en planches ne serait pas, comme à l'ordinaire, mis en pièces par le peuple, parce qu'au dernier com'onnement il en était résulté des accidents fort graves, mais comme on ne voulait pas le priver entièrement d'un plaisir con- sacré par les siècles, on leva, immédiatement après le pas- LIVRE V. «27 sage du cortège, les tapis du pont, et l'on en fit un rouleau que Ton lança en l'air aussi haut que possible. Si Ion n'avait pas de malheur à déplorer, le moyen que Ion avait pris pour léviter, fit naître une confusion risible et pas tout à fait sans danger. Le tapis s'était déroulé dans l'air, et en retombant il avait couvert un grand nombre de spectateurs. Les plus près des extrémités s'en emparè- rent et tirèrent le tout à eux avec tant de force, que les personnes qui se trouvaient dessous furent renversées et coururent le risque d'être foulées aux pieds et étouf- fées jusqu'à ce qu'elles eussent réussi à se faire jour, en dé- chirant et coupant le tapis dont chacun garda un lambeau, car les pas des deux Majestis avaient sanctitlé ce tissu. Après avoir contemplé un moment et avec peu de satis- faction cet amusement sauvage, je descendis de la man- sarde et je me glissai par une foule de passages et d'esca- liers secrets, jusqu'au haut du grand escalier , par où la masse brillante que j'avais admirée de loin, devait monter pour se rendre dans la grande salle de Ihôtel de ville. Les principaux personnages, car leurs suites avaient reçu l'ordre de s'arrêter dans les salles basses, passèrent si près de moi, que pas une particularité de leiu-s costumes, pas un trait de leurs visages ne pouvait m'eciiapper. L'empe- reur et son tlls étaient habilles en vrais ménechmes. Le pre- mier paraissait fort à son aise dans ses amples vêtements, mais le fils se traînait péniblement sous le poids des joyaux de Charlemagne et de sa longue et large robe de brocas- pourpre, surchargée de perles fines et de pierres précieu- ses. L'étofïe et les broderies, quoique neuves, imitaient à s'y méprendre, l'étoffe et les broderies dont jadis était ha- billé notre grand Charles. Sa couronne, que l'on avait été obligé de rembourrer parce qu'elle était beaucoup trop large, faisait sur la tête de Joseph TI, l'effet du toit d'un cha- let suisse. Quant à la dalmatique et à l'etole, on avait eu beau les rétrécir, il avait été impossible de les proportionner à la taille mince et souple du jeune roi, ce qui donnait à sa J2S MÉMOIRES DE GOETHE. L'éclat et la richesse du sceptre et fin globe de l'Empire qu'il tenait à la main, éblouissait, mais pour l'harmonie de l'ensemble, on aurait voulu voir ces insignes portés par un de ces personnages à dimensionrs colossales, tels qu'on se figure les princes de la race car- lovingienne. A peine la porte de la grande salle se fut-elle refermée sur ces illustres personnages, que je regagnai ma mansarde. Il en était temps, car les scènes les plus remar- quables de toutes celles qui devaient se passer en public, allaient commencer. Des vivat étourdissants sortaient. Les seigneurs en possession de hautes charges héréditaires de la cour impériale, se te- naient à cheval près de la barrière qui séparait tous ces ob- jets du reste de la place. Le grand connétable y entra le premier, tenant d'une main un vase d'argent et de l'autre un rouleau; il fit entrer son cheval au galop jusqu'au mi- lieu du tas d'avoine, là, il s'arrêta, se baissa pour remplir son vase, passa le rouleau dessus afin qu'il ne fût que plein, et repartit au galop en élevant sa mesure d'avoine vers le balcon, pour prouver aux deux Majestés qu'il venait d'as- surer à leurs chevaux une ample nourriture. Le premier officier de la chambre de l'empereur entra dans la bara- que et en sortit avec une cuvette, un pot à l'eau et un es- suie-main, preuve certaine que rien, en ce qui concerne le service personnel, ne manquerait à leurs Majestés. Le grand écuyer tranchant fit ensuite arrêter son cheval à la porte de la baraque'dans laquelle il envoya un plat d'argent cou vert aihî que l'on y mit un morceau de bœuf rôti. L'action de ces deux seigneurs était un signe certain que la table de l'empereur serait servie avec autant de profusion que de recherche. Déjà tous ces dignitaires étaient retournés à l'hôtel de ville, lorsque le grand trésorier, le plus impatiemment at- tendu, arriva enfin. Il était monté sur un cheval magni- fique et de chaque côté de la selle on voyait une grosse bourse au lieu de fontes à pistolets. A peine eut-il passé la barrière qui, cette fois, ne devait plus se refermer, que le peuple se précipita après lui, pour recevoir les monnaies d'or et d'argent qu'il jetait à poignées et qu'on voyait tourbillonner dans l'air, mais dont fort peu tombèrent jus- qu'à terre, tant le peuple alors était habile à les saisir au vol. Lorsque les bourses furent vides, le grand trésorier les jeta au milieu de la foule et alla rejoindre les autres dignitaires à l'hôtel de ville. Les luttes qui s'engagèrent pour s'emparer de ces bourses, n'étaient que le prélude de scènes plus tumultueuses encore. La fontaine, l'avoine, la baraque et le bœuf appartenaient de droit au peuple, et il eût été dangereux de chercher à les leur livrer par une distribution régulière et paisible. Il est dans la nature de l'homme, d'aimer mieux s'emparer de vive force de la chose qu'il désire, que de la recevoir comme un don qui l'oblige à la reconnaissance. Les groupes qui se jetaient sur l'avoine dont ils remplissaient de grands sacs n'offraient {ue des scènes risibles, car de mauvais plaisants faisaient de grands trous dans ces sacs qui se vidaient dès «lu'on voulait les emporter. Le bœuf, qu'on ne voulait pas morceler, fut le sujet d'une véritable bataille entre la cor- poration des bouchers et celle des tonneliers; je ne sais 'aquelle des deux remporta la victoire, car la place entière n'était plus qu'un vaste théâtre de destruction. La fontaine et la baraque disparurent comme par enchantement ; la 130 MÉMOIRES DE GOETHE. L'empereur et son fils s'étaient retirés du balcon pour aller se mettre à table; je ne songeai plus qu'à me glisser le plus près possible de la salle du festin ; j'eus le bonheur d'arriver jusqu'à la porte sans avoir rencontré aucun ob- stacle. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque je vis de très- grands seigneurs, se constituer les domestiques du chef de l'Empire. Quarante-quatre comtes de cet Empire al- laient eux-mêmes chercher à la cuisine les plats, qu'ils déposaient sur la table de l'emperem' et du roi. Leurs bril- lants costumes et les décorations qui ornaient leurs poi- trines s'accordaient si peu avec les fonctions ôe valets, que je crus rêver. Cette particularité augmenta mon vif dé- sir de pénétrer dans la salle. Un officier de la maison ae l'ambassadeur de l'électeur du Palatinat, que je connais- sais, m'en fournit le moyen, en me remettant quelques vases d'argent qu'il tenait à la main. Le buffet du Pala- tinat sur lequel je devais déposer cette argenterie, était h gauche, tout près de la porte d'entrée. Quelques pas me suffirent pour atteindre l'estrade d'où je pouvais voir jus- qu'à l'autre extrémité de la salle. Là, l'empereur et le roi dînaient sur une table, élevée de quelques marches, en forme de trône et surmontée d'un dai. Ils avaient toujours leur costume de cérémonie, mais le globe de l'Empire, le sceptre et la couronne étaient déposés à quelque distance, sur un coussin de velours rouge. La table de l'électeur de Mayenre était dressée en face ; celle de l'électeur de Co- logne à droite et celle de l'électeur de Trêves, à gauche de leurs Majestés. Derrière chacune de ces tables s'éle vail un buffet, chargé de vases d'or et d'argent, d'une ma- gniricence inouïe. Plus loin on voyait les tables et les buf lets des électeurs laïques qui, malgré leur magnificence produisaient un eftet pénible, car ces tables étaient vides. L'absence ae tous les électeurs laïcjues rappelait les LIVRE V. Plus loin encore, on voyait une grande table splendidement servie et à laquelle personne n'était venu s'asseoir. Dès quon eut servi le dessert, les ambassadeurs des électeurs 1 lïques qui avaient diné dans une pièce voisine, fiu'ent in- troduits pour faire leur cour aux. Quant à moi, je me retirai pour aller me dédommager par un bon repas du jeune de la journée. L'illumination du soir me promettait un plaisir d'autant plus vif, que Gretchen de- vait le partager avec moi. Lorsque j'arrivai au lieu du ren- dez-vous où elle s'était rendue avec ses cousins, Pylade et sa fiancée, les ruesétincelaient déjà de lumières de toutes couleurs. Je donnai le bras à la jeune fille, et nous nous perdîmes dans la foule, ce qui me rendit d'autant plus heureux, que je m'étais affublé de manière à être mécon- naissable, et ma charmante Gretchen ne s'était point offen- sée de cette précaution. Les ambassadeurs avaient cherché à se surpasser les uns les autres ; mais le baron de Plotho avait trouvé moyen de se distinguer à sa façon. La maison qu'il habitait était irrégulière, percée de petites fenêtres à distances inégales et à des hauteurs différentes, tandis qu'au rez-de-chaussée s'ouvraient de grandes et de petites portes sans aucun ensemble ni la moindre intention symétrique, L'ambassadeur avait fait entourer toutes ces portes et toutes ces fenêtres de lampions, ce qui formait l'illumination la plus baroque qu'il fût possible de voir, mais le public était si prévenu en sa faveur, qu'il admirait jusqu'à cette ma- lice, par laquelle il se mettait, à l'exemple de son maître, au-dessus de tous les usages reçus. Là, sous des guirlandes de fleurs en feu et des candélabres suspendus, on distribuait au peuple force pain, saucissons et vin du Rhin. Je me croyais transporté dans une contrée enchantée où l'on cueille sur les arbres, des coupes qui se remplissent du vin qu'on désire et des fruits qui prennent le goût des mets que l'on préfère. Bientôt nous éprouvâmes le besoin de transporter nos illusions dans le domaine de la réalité, et Pylade nous conduisit chez un traiteur peu connu, mais où tout respirait l'ordre, la propreté etlel3on goût. Ce qui se passait dans les rues occupait tellement tout le monde, que nous restâmes complètement seuls, ce qui nous fit trouver notre souper plus agréable. Une partie de la nuit s'écoula dans un ineffable sentiment d'amour et d'amitié. Forcés enfin de nous séparer, Pylade reconduisit sa fiancée chez elle, et je ramenai Gretchen jusqu'à sa porte, où, avant de me quitter, elle imprima un baiser sur mon front; c'é- tait pour la première fois qu'elle m'accordait une pareille faveur, et j'étais bien loin alors de penser que je ne devais plus jamais revoir cette charmante jeune fille. Le lende- main matin j'étais encore au lit, quand ma mère entra dans ma chambre d'un air fort agité. Ton père est hors de lui, tout ce que j'ai pu en obtenir, c'est qu'il te fera interroger par notre ami, le conseiller Schneider, qui ne viendra pas seulement de la part de ton père, mais de celle des magistrats, devant lesquels ta con iuite ne tardera pas à te faire comparaître. La crainte de compromettre mes amis m'empêcha de l'é pondre. Puis il me nomma tro's individus qui m'étaient entière- ment inconnus. Je viens pour vous sauver, car il ne s'agit de rien moins que de signatures imitées, de faux testaments et autres délits semblables. Vous ne pouvez nier que vous avez fait pour ces gens-là, des épîtres en vers, des poëmes de circonstance, des relations, des lettres, etc. Les ma- gistrats veulent bien prendre en considération votre jeu- nesse et votre famille, ainsi que la position de trois autres jeunes gens qui sont tombés dans les mêmes fdets où vous avez été pris, mais c'est à condition que vous serez franc et sincère. Plus je l'écoutais et moins je comprenais de quoi il s'agissait. Les faits dont il me parlait se ressemblaient, mais 8 134 MÉMOIRES DE G02THE. Ils sont déjà trouvés, et l'on vient de découvrir les repaires où ils ont l'habitude de se réunir. Puis il me nomma trois maisons, celle qu'habitait Gretchen et ses cousins était du nombre. Dès ce moment le silence me parut inutile, je crus même pouvoir servir mes amis, en faisant connaître l'innocence de nos réunions. Je parlai d'abord avec assez de calme, mais à mesure que je me rappelais des plaisirs, sans doute à jamais perdus, je m'exaltais au point que je finis par éclater en sanglots. Voyant dans cette douleur la preuve que j'étais sur le point de révéler quelque secret monstrueux, le conseiller me pria de continuer; je le fis, et comme le terrible aveu n'arriva point, il m'adressa de nouvelles questions qui me réduisirent au désespoir. Le conseiller chercha à me rassurer, mais je n'avais plus aucune confiance en lui, et il me laissa dans une violente agitation. Je me reprochai d'avoir raconté des circonstances qu'on ne manquerait pas de mal inter- préter; et n'écoutaîit plus que mou impuissant désespoir, LIVRE V. Je ne sais depuis combien de temps j'étais dans cet état, lorsque ma sœur entra. Après avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour me calmer, elle me raconta que les deux magistrats qui avaient attendu chez mon- père le re- tour du conseiller, venaient de s'en aller d'un air très-satis- fait, et qu'elle les avait entendus se dire en riant, que cette affaire n'avait aucune importance. Ma sœur me fit remarquer très-judicieusement que, pour me sauver, moi et les trois jeunes gens de famille qui se trouvaient compromis dans cette affaire, on serait obligé de jeter un voile sur les fautes de tout le monde. Cet ar- gument me consola un moment, mais dès quelle se fut retirée, je ne cessai de me livrer aux regrets de mon bonheur passé, que pour surcnarger l'avenir de tous les malheurs possibles ; j'avais grana soin, surtout, de creuser pour Gretchen et pour moi, un abîme de calamités. Dès le jour suivant, ma mère vint m'annoncer que mon père, mieux informé enfin, m'accordait une amnistie complète, et qu'il m'engageait à sortir avec lui pour voir les insignes de l'Empire qu'on venait d'exposer à la curiosité publique. J'acceptai le pardon avec reconnaissance, mais je refusai de quitter ma chambre avant d'être complètement rassuré sur le sort de mes amis. Comme elle n'avait rien à me dire à ce sujet, elle se retira. Les jours de grand gala, le dîner en public de l'empereur et du roi, l'arrivée de l'électeur du Palatinat qui venait enfin faire sa: cour aux deux Ma- jestés, la séance définitive des électeurs pour régler ce qui avait été omis ou oublié, le départ de l'empereur et du roi, rien ne put m'arraeher à ma solitude agitée ; je ne con- naissais plus d'autre satisfaction que de ruminer mon malheur et de l'exagérer à l'infini ; mes jours et mes nuits s'écoulaient dans des alternatives de fureur et de découra- gement si pénibles, que je m'applaudis lorsqu'une grave 13G MÉMOIRES DE GOETHE. Alors seulement on me dit que mes amis, reconnus innocents, avaient été renvoyés de la ville avec une légère réprimande, et que Gretchen était retournée dans son pays. Ce départ me fournit le sujet d'un roman bizarre avec les incidents les plus lamentables, et une catastrophe tragique pour dénoûment. Ces rêve- ries d'une imagination surexcitée ne contribuèrent nulle- ment à améliorer mon état physique et moral. Ce que jeunesse désire, vieillesse rt CD abondance. Mon père me donne un gouverneur qui devient mon ami et mon con- fident. Dès que 438 MÉMOIRES DE GOETHE. Je com- mençai par lui faire l'aveu complet de toutes mes relations avec Gretchen et ses cousins ; il me confia, en échange, le nom des trois jeunes gens de bonne famille qui, égarés par de mauvais conseils et par de mauvaises connaissances, avaient débuté par des mystifications téméraires, des dé- lits contre les règlements de police, et qui avaient fini par des escroqueries et des faux en écritures. Les cousins les sonnaissaient, mais ils n'avaient jamais pris part à leurs crimes. Il n'en était pas de même du jeune homme que j'avais fait placer par mon grand-père. Il n'avait sollicité cette place que pour avoir le moyen de faire des dupes, et ce fut à cause de lui que j'avais été soupçonné un in- stant d'avoir été un de ses complices. Comme je n'avais pas caché à mon nouvel ami mon amour pour Gretchen, je le priai de me du'e ce qu'elle était devenue. Juant à ses rapports avec vous, on sait maintenant qu'ils n'ont rien eu que de très-honorable. J'ai lu les déclarations qu'elle a faites à ce sujet, et qu'elle a signées. Je ne saurais nier, a-t-elle répondu quand on lui a parlé de vous, que je l'ai vu souvent et avec beaucoup de plaisir ; c'est un charmant enfant que j'ai aimé avec toute la tendresse 'l'une sœur, je lui ai toujours donné de bons conseils, et ;'ai souvent empêché de prendre part à des espiègleries j'iii auraient pi: hn atth'er des désagréments. Mon ami continua à faire parler Gretchen en véritable blitutrice ; mais je ne l'écoutais plus. J'étais si offense de que, dans un acte authentique, elle m'avait traité d'en- LIVRE M. Il est ATai que je ne la voyais plus sous le même point de vue. Ma raison me disait que j'avais cessé de l'aimer, mais pendant longtemps encore, son image vint donner à cette raison un démenti cruel. L'idée d'avoir été traité d'enfant m'avait tellement blessé, que je me promis d'éviter tout ce qui pouvait justifier cette quali- xation. Tour commencer la réforme, je cessai de pleurer et de me laisser aller à des acct-s de fureur. C'était un grand pas de fait, car en passant des nuits entières à gémir et à sangloter, je m'étais tellement entkmmé la gorge, que je ne pouvais pfesque plus prendre de nourriture, la poitrine elle-même commençait à s'irriter et à me faire souffi'ir. A chaque faiblesse que je surmontais, je comprenais plus clairement qu'il était honteux de perdre le sommeil et le repos et d'altérer sa santé pour une jeune fille qui parle de vous comme d'un nourrisson. Mon surveillant devenu mon ami, avait fait à léna un cours de philosophie sous le cé- lèbre professeur Daries. Le système de ce professeur s'é- tait admirablement classé dans la forte tète de l'élève, mais ce fut en vain qu'il chercha à le faire passer dans la mienne. Ce qui nous divisait surtout, c'est que, selon moi la philosophie, considérée comme science abstraite, est un non-sens, puisqu'elle existe naturellement dans la religion et dans la poésie. Ses efforts pour me prouver que loin de iiO MÉMOIRES DE GOETHE. Il me semblait que les philosopl' i s'étaient placés sur un mauvais terrain, en cherchant à prouver l'impossible et l'inconcevable, que la poésie et la religion admettent sans examen.
L'acte de con- sentement doit indiquer le nom de la personne avec laquelle le mariage doit avoir piece. Raison d'être d'une semblable constatation. Évoquer cette dernière citation: les enfants sont heureux quand les parents Comprendre des rencontres entre les enfants et les familles biologiques. La première rencontre a été celle de Franck et Miskhé. Rôle du pouvoir judiciaire. Sous la durection de Claude Martin. De Tétendue de l'application des lois au point de vue du territoire. Tels sont le donataire, Tacheteur, le co-échangiste, et le légataire à titre particulier. La loi du 20 juin 1896 a simplifié cette règle du Code ; elle a décidé qu'un seul acte respectueux suffirait à toute époque nouvel art. Elle résulte de la définition même du mariage, qui. Cette iconographie très précise d'un Si émergeant à mi-corps de la cuve et entouré des symboles de la Passion - en référence à Saint Grégoire pape en 590 et reconnu pour avoir été le créateur du cérémonial de la messe - est en fait une formation iconographique élaborée à partir d'une icône byzantine offerte par Grégoire le Sincere à la basilique Sainte-Croix de Jérusalem. Abordent avec ambition face à leur ancien entraîneur, Carlo Ancelotti.

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