Xième rencontre marocaine sur la chimie de letat solide

08 January 2019

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La chose elle-même, d'ailleurs, est relativement secondaire. Comme j'avais attendu son retour au delà d'une semaine, je ne pus point m'arrêter davantage... Telle serait en même temps l'antithèse de la méthode car- 1.

C'est une coutume qui lient encore un peu du Scythe ; et je m'étonne que cela ne rend point les ecclé- siastiques irréguliers dans ce pays-là. Lettre inédite au P. De qua egi cum G.

- « Les bons princes », dit ailleurs Leibniz, « se sou- viennent toujours qu'ils... Sans doute les difficultés étaient presque écrasantes.

A MON AMI A. DE MONTRICHARD PREMIÈRE PARTIE L'EXPANSION VERS L'ORIENT BA. L'EXPANSION VERS L'ORIENT Leibniz fut hanté par l'Orient. Constamment, il fut sou- cieux de l'atteindre, de le pénétrer, et comme d'y trans- porter l'Europe. Le projet de conquête de l'Egypte, les plans proposés à Pierre le Grand, les encouragements donnés aux missions des Jésuites, formulent diversement un rêve iden- tique. Mais pour Leibniz Tœuvre à créer est unique : Agrandir le monde et relier des terres, que les entraves naturelles ont séparées. Or, dans la pratique, n'est-il pas nécessaire de se tourner vers les PfUissants? Seuls ils gardent le privilège de pouvoir modi- fier brusquement la réalité, tandis que délaissée elle varie d'une manière continue mais indéfiniment lente. Voilà pourquoi en Louis XIV, en les Jésuites, en Pierre le Grand, Leibniz paraît avoir cherché ou reconnu les mul- tiples interprètes d'une unique Volonté. CHAPITRE PREMIER L'EGYPTE 1 « Vouloir soumettre par les armes des nations civilisées et belliqueuses en même temps que ferventes de liberté, telles que le sont la plu- part des nations européennes ; la chose est non seulement impie, mais insensée -. » Leibniz ne songea pas à la conquête de l'Egypte tout à coup et par hasard en 1672. « Il y a quatre ans », dit-il, « que ce projet vint en mon esprit, alors que je méditais... Il ,etpai' Foucher de Careil: Œuvres de Leibniz publiées pour la première fois d'après les manuscrits originaux. Paris, 1839-1875, 7 vol. Ces deux éditions sont dépourvues de critique ; mais l'édition Klopp est plus soignée et plus riche ûc documents. Je renvoie, pour la très difficile critique, du texte, à l'ouvrage en préparation de M. L'œuvre de Leibniz serait, à ses yeux, restée toujours fragmentaire. Quoi qu'il en soit, l'édition Klopp est actuellement la seule source sûre. Elle nous donne le texte latin de Leibniz, texte dont Foucher de Careil présente une traduction tellement inexacte qu'on ne saurait la consulter sans précautions. Toutes les citations relatives au texte même du projet seront faites d'après Klopp. VII, Mémoire de Colbert du 2. » Institutions surannées et destinées à la mort ; forces dura- bles et dignes d'être fécondées; Leibniz, en effet, dès l'âge de vingt et un ans, obtint de saisir nettement ces deux mondes en présence. Son enfance et sa première jeunesse ne l'y avaient point préparé. Elles furent politiquement nulles. D'une existence toute doctrinale, monotone et qui se con- fine, il ne se peut point satisfaire. Albert Vandal : Louis XIV et l'Egypte, Paris. VI : la traduction doit être contrôlée avec soin. Le texte allemand est donné par Klopp, éd. Ill, Paris, 1852 ; Albert Vandal, Louis XIV et l'uggpte, opuscule cité ; et La- visse : Histoire de France, t. Guhrauer, Kurmainz in der Epoche 1672, Hamburg, 1839. V, est déclamatoire et vieillie; celle de Klopp, t. II, contient des renseignements intéressants. Leibniz venait d'être refusé par l'Université de Leipzig au doctorat en droit. Après son succès à l'Université d'Altdorf, qu'il raconte avec une emphase curieuse. Trois années se passent durant lesquelles il s'instruit politiquement. Enfin, en 1670, il est chargé d'une mission d'homme d'État. En trois jours, les 6, 7 et 8 août', en présence des Electeurs de Mayence et de Trêves, il écrit un projet de réorganisation de l'Empire. Pour faire œuvre féconde en pareil cas, il ïaui voir : Leibniz, en ces jours-là, eut la vision concrète de la réalité immédiate. Il subit des influences. Boineburg appartenait sans doute au parti novateur, qui, formé par les écrits de Samuel von Pufendorf, prétendait non dissoudre l'Empire, mais réduire l'Empereur à n'être qu'un membre parmi d'au- tres membres, les représentants des Etats. Or, pareillement, l'écrit de Leibniz, apologie verbale de l'Empire, est une ten- tative réelle d'unité proprement germanique. Leibniz y accorde encore l'Allemagne avec l'Empire romain. Nos renseignements sur ce point capital de la biographie de Leibniz nous viennent seulement d'une vague indication de son médiocre secrétaire Eckhart: Cf. Herrn von Leibniz Lebenslauf, 1717, in Murr's Journal zur Kunstgeschichte und allgemeinen Litteratur. Guhrauer ne peut naturellement que reproduire les deux mêmes hypothèses. Cette rencontre fut également déterminante de l'activité religieuse de Leibniz. On s'apercevra d'ailleurs, de plus en plus, que toutes les « vocations » de Leibniz se décidèrent presque au même moment. « Triduo composui Sualbaci d. Sera-ce par le moyen banal d'une alliance étrangère? Mais à quoi sert de s'allier si l'on est faible? La force viendra du dehors, donc sera oppressive'. Chaque Etat de l'Empire entrera dans l'alliance, aura droit de vole et de séance; on organisera des représentations de comices qui remédieront aux vices de la constitution impériale. Dans ces comices, l'Empereur votera deux fois, — comme souverain autrichien et comme roi de Bohême, — mais non comme Empereur. Leibniz n'écrit à ce sujet que quelques mots, mais riches de pres- sentiments et comme de prolongements possibles. On ne trahirait point, en effet, mais on poursuivrait seulement sa pensée, en disant que l'égalité politique s'établit, lorsque l'on ne considère plus en l'homme la force effective et indivi- 1. Bedenken velcherfjesfalt Securilas publica internaet externa... « Dièses Fundament ist nalurgemasz. Denn in einer jeden Societat jedem so viel Macht gebûhret, als er beitràgf, und daher auch Ungleiche, die dort ein Gleiches beitragen, billig fur gleich gehalten werden. » L KGYPTE 9 duelle, — celle qu'il garde et dépense pour soi, et qui est sa jouissance et son privilège ; — mais lorsque Ton lient compte, au contraire, en lui, de la force abstraite et sociale, — celle qu'il abandonne à un ensemble. A l'origine du droit de sufTrage se dissimulerait ainsi, non, comme nous le croyons le plus souvent, une affirmation de la puissance personnelle, mais un acte religieux de renoncement à cette puissance. Un égal consentement des inégales puissances! Par là seu- lement se pourra constituer « Talliance » intérieure, de qui Leibniz attend le renouvellement de l'Empire. Dès lors, l'Al- lemagne unie cessera d'être attractive de tous les rêves de monarchie universelle. L'Europe conquerra le repos, et cher- chera ailleurs de quoi satisfaire à son ardeur créatrice. Il les conjurait de se réconcilier « sans délay, remise ny temporisement avec leurs antiens, loiaux et courageux amis et aliés, lesquels ne fai- soient autres fois qu'un seul corps de domination... Il leur demandaitdese défier de cette maison d'Autriche, « faicte de pièces rappor- tées » ; et il en appelait à la « grande et martiale Germanie ». De même ici, en dépit des formules prudentes, Leibniz donne un plan d'union proprement germanique. Sans doute il ne parle pas et ne consentirait probablement pas à parler 1. Notices et documents publiés par la Société de l'Histoire de France, à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa fondation. Paris, 1884, in-S», p. Texte publié par le marquis de Vogiié. Telle est bien la genèse la plus profonde du projet leibnizien : L'Europe cesserait de conspirer contre elle- même. Que ce plan se réalise : Alors, déclare Leibniz, s'accom- plira le rêve de la Chrétienté, jadis formulé par certains Papes, qui voulurent unir tous les Puissants contre l'ennemi commun. Alors aussi on abandonnera l'espoir insensé de guerres intestines européennes : l'Angleterre et la Hollande se consacreront de plus en plus à leur destinée commerciale ; l'Es- pagne, enfin avertie de la stérilité des dominations lointaines en Europe, extériorisera son ambition. Notices et documents publiés par la Société de l'Histoire de France, à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa fondation. Paris, 1884, in-8», p. KIopp écrit « wuten » Cf. Il s'agira alors d'agrandir le royaume du Christ Ghristi Reich erweitern. Substance des paragraphes 89 et 90. N'est-ce point le « Grand Dessein » ressaisi par Leibniz et projeté par lui sur l'Europe du xvii® siècle-? Il est inutile de signaler prétentieusement le caractère vague et abstrait de ces vues théoriques. Leibniz lui-même avait conscience de décrire un état tout idéal. Mais, en fait, avant de rédiger son projet d'Egypte, il était en possession du schéma essentiel. En effet, quelques mois plus tard, Louis XIV entre en Lorraine. Que peut-on opposer aux rêves probables de Louis XIV. Déjà, d'ailleurs, en philo- sophe épris de réalité concrète et de politique précise, il ne cherche pas quel pourrait être d'une façon générale l'intérêt de la France ; si par exemple elle devenait une République. Il parle de cette France spéciale qui a à sa tête Louis XIV. Le rêve d'extension et de domination en est inséparable. « Zum gemeinen Besten und Erweiteiung der christlichen Macht ». Sur Leibniz et le « Grand Dessein » : Cf. Arbitrage dont le succès est, pour ainsi dire, assuré. Leib- niz regarde attentivement l'Europe à cette date. Où existe-t-il un pays capable de contredire un rêve d'arbitrage français? Pendant que s'amassent en elle « d'indicibles richesses », elle pénètre par la corruption les plus intimes secrets politiques. Cette seconde partie des Réflexions sur la sécurité publique est datée du 21 novembre iGTO. A la lire attentivement, on s'aperçoit que Leibniz est informé de tous les dangers qui menacent : le conflit entre le parlement anglais et Charles II; la probabilité d'un plan de réorganisation catholique en Angleterre, en dépit des volontés parlementaires; les traités secrets avec des princes allemands; le rôle passif des pro- 1. Traité secret de Louis XIV et de l'Electeur de Bavière, 17 février 1670. Sur « l'arbitrage suprême ». Résumé d'un remarquable passage, F. Sans doute Leibniz propose des remèdes naïfs. Il conçoit un peu facilement l'Empire libéré des alliances oppressives et capable désormais d'une union intérieure. Mais Leibniz sait très bien toute l'insuffisance de son plan. « Quant à l'Asie », écrit Leibniz, « je crois que si le roi de France possédait Constantinople et le Caire, tout l'Empire turc serait conquis en même temps. Et plût à Dieu qu'il cherchât un tel chemin vers la monarchie! Sans doute, il est facile de dire que Leibniz a seulement songé, par ce projet depuis longtemps pressenti dans son œuvre, à détourner Louis XIY de toute ambition despotique 1. Und woUte Gotter suchle einen solchen Weg zur Monarchie! Dazu aber noch zur Zeit schlechtes Ansehen. » La guerre contre l'Infidèle et la possibilité pour la France d'atteindre le Levant, l'Afrique et l'Egypte étaient déjà for- mulées dans la première partie de l'écrit, en août 1670. Klopp, Die Werke von Leibniz... Leibniz commence de voir l'Europe en ces années 1670 et 1671. Dès lors, jusqu'à sa mort, il restera le politique philosophe, avide de chercher le sens des destinées nationales, passagères ou durables. Sachons donc que le projet d'Egypte ne dérive pas d'une fantaisie ou d'une angoisse patriotique : il surgit de la méditation même de l'Europe. Et comme toute force issue des choses, il con- traint le monde à s'accorder avec lui. Selon Leibniz, la conquête de l'Egypte produirait entre autres résultats l'anéantissement du danger turc. Ce danger turc, qui hantait alors les esprits, n'était pas tout à fait une métaphore, surtout pour un Allemand. Au xvf siècle, l'Em- pire avait été fréquemment ravagé, et ceux même qui avaient considéré l'idée de croisade comme une folie de l'Eglise romaine reconnaissaient avec Luther la nécessité de la guerre turque' 1532. Des massacres presque permanents ensan- glantaient la Transylvanie et la Hongrie, et le Sultan regar- dait l'Autriche comme sa tributaire. Par suite, le rêve précis d'une guerre contre les Turcs peut être dit particulièrement germanique, et nombreuses seraient sans doute les influences immédiates qui déterminèrent Leib- niz. Mais quel rapport établir entre cette menace pour l'Em- pire et un danger universel ou un danger français? A cela les historiens répondent en général que la France 1. L EGYPTE 15 était depuis longtemps l'alliée de la Turquie et que par suite une guerre ouverte eût contredit une politique déjà vieille de plus d'un siècle. Le projet de Leibniz se serait opposé dès lors à la réalité concrète. On ne peut nier pourtant que, malgré cette alliance, d'ail- leurs clandestine, nos ambassadeurs, depuis Harlay de Sancy jusqu'à Nointel, furent, ou insultés, ou maltraités, ou empri- sonnés. De plus, Louis XIV adhéra à une nouvelle Sainte Ligue ; des Français combattirent à Saint -Gothard août 1664 et soutinrent les deux sièges de Candie en 1667 et 1668. Mais, comme il arrive toujours, la réalité était plus complexe que nos généralisations igno- rantes. C'est qu'alors s'inaugurait en France l'action personnelle d'un homme qui, devinant la valeur commercialement unique de l'Egypte, travaillait à maintenir et à perfectionner les rap- ports diplomatiques de la France et de la Turquie ; Golbert, le 22 août 1665, en 1669, et enfin le 20 août 1671, chargeait les ambassadeurs d'obtenir que le Sultan favorisât le commerce français. Sans doute les difficultés étaient presque écrasantes. En 1670, Nointel avait été fort mal reçu par le Sultan. Archives des Affaires Étrangères, Fonds Turquie, t. VII, folio 217 verso. S'opposerait-on déli- bérément au Sultan? Décision fut prise de ne faire revenir Nointel que si le Sultan se refusait à toute conciliation et à tout traité commercial. Malheureusement, Colbert ignorait les plans de Leibniz, Leibniz ceux de Colbert. Très distants d'un point de vue formel, ces plans sont essentielle- ment analogues. Ne nommons point ceux de Leibniz plus chimériques. Ils sont d'une réalisation plus complexe et se soucient moins des difficultés momentanées. Mais le des- sein de Colbert, tout commercial, n'interdisait aucune ambition guerrière différente. Dès lors, le projet de Leibniz était condamné d'avance. Vers la fin de 1671, les Provinces rhénanes étaient averties officiellement de l'imminence d'une guerre française. Un document du 28 novembre 1671 contient ces mots : « L'intention de S. Pourtant, Boineburg informe Louis XIV, le 20 janvier 1672, du projet de Leibniz. Mémoire cité de Colbert du 20 août 1671. Collection des documents inédits su7' Vllisloire de France. Première série : Correspondance adminis- trative sous le règne de Louis XIV, publiée par G. Albert Vandal, opuscule cité, appendice, etc. Archives du ministère des Affaires Étrangères ; Fonds Mayence, t. XI, olio 140, Extrait de l'Instruction qui a été donnée de la part du roi à M. Le désir de Leibniz était de garder le secret, incompatible peut- être, en pareil cas, même avec une correspondance chiffrée. Le 12 février, Pomponne répond de Saint-Germain : « J'ai eu l'honneur de rendre compte au roi... Comme l'auteur s'est réservé... » et ce qui, quoique l'apparence n'y soit pas, pourra fort bien effectuer ce qu'il promet, et dont je voudrais que les bonnes qualités fussent uniquement appliquées au service de S- M. Que cet homme soit entretenu « sans bruit et sans discommodité ». Les volumes d'Archives du Fonds Mayence, aux Affaires Étrangères, Barczi. La question décisive est celle-ci : Leibniz fut-il reçu par Louis XIV? Les archives du ministère des Affaires étrangères ne paraissent pas devoir nous fournir une donnée positive. Pour- tant, elles nous instruisent d'une autre mission : le baron de Schonborn, gendre de Boineburg, partit de Mayence pour Paris le 22 mars 1672 '. Le détail serait sans valeur, si Schonborn n'eût été pourvu d'une mission importante. Or, Boineburg parle quelque part de la « souhaitable liaison dont M. Leibnitz de vous offrir le mémoire ci-joint avec une très respectueuse instance... Mais la campagne étant survenue on n'y a pu rien faire... Colbert qu'il prenne la peine de l'en- tendre ou de laire en sorte que M. Morel ou quelque autre l'entende sur cette petite supplication, dont la décision sera d'autant plus aisée, si on considère que le roi m'a accordé à moi et à mes héritiers, les reve- nus », etc. Archives des Affaires Étrangères, Fonds Mayence, t. Archives des Affaires Étrangères, Fonds Mayence. Lettre de l'abbé de Gravel, 14 mars 1672. F» 175 verso: « la résolution que M. Affaires Étrangères, Fonds Mayence, t. L EGYPTE 19 que jamais « d'une triste désolation par les armes ottoman- niques ' ». Il n'est donc pas impossible de saisir un rapport entre le voyage de Schonborn et celui de Leibniz. Leibniz obtint-il de même une audience? Jusqu'ici, aucune preuve n'a pu en être donnée. La chose elle-même, d'ailleurs, est relativement secondaire. Archives des Affaires Étrangères, Fonds Mayence, t. XII, Folio 69 , verso , 7 novembre 1672. Dépèche de Pomponne, 7 avril 1672. Les Archives contiennent de fréquentes mentions de Schonborn. Fonds Ma- yence, t. XI, F» 210: « il est arrivé ici mardi dernier. » 14 mai, Gravel. Le voyage du marquis de Feuquières à Mayence semble avoir été le pendant de celui de Schonborn à Paris. Archives, Fonds Mayence, t. XI, F»' 214, 227, etc. Il est possible que les lettres conservées dans les archives du comte de Schonborn nous instruisentà cet égard. Ce sont quelques lettres de Boineburg à Leibniz, écrites en style diploma- tique. La question d'Egypte est désignée par le chiffre 6. Qœso cogita, ut perficiatur. » D'après ce texte, Leibniz aurait à peine commencé la rédaction définitive de son mémoire à cette époque, c'est-à-dire le 6 juin, donc deux mois après son arrivée à Paris. Cne autre lettre Id.. Accepi quoque plagulam unam breviarii de 6. De qua egi cum G. In mandatis dabo genero ut lecum agat supra illa et pro rerum habitu proponat. Res est in futuro, neque de pace despero... » Donc, vers le 7 novembre seulement, Boineburg reçoit le texte du sommaire du projet. Ainsi se justifierait la thèse dont le savant critique des manus- crits de Leibniz, M. Paul Ritter, a bien voulu me faire part. L'œuvre défi- nitive de Leibniz ne fut en réalité jamais écrite ; nous possédons seule- ment une série de fragments plus ou moins riches. Quant au « gendre » dont parle ici Boineburg, c'est le baron de Schon- born, dont le r61e fut sans doute important, ainsi que les documents d'archives cités plus haut l'ont prouvé. Un fragment allemand très cu- rieux, publié par Klopp, semblerait indiquer que le voyage que Leibniz fit avec Schonborn à Londres fut également entrepris dans une intention politique. Arrivé à Paris vers la fin de mars, à peine avait-il le temps de solliciter une audience, que la guerre contre la Hollande était déclarée. L'acte de déclaration est du 6 avril'. Il serait vain de rechercher si Louis XIV eût été capable ou non d'exécuter les vues de Leibniz. Reste un problème historique complexe, que Ton a généralement éludé. Le 21 juin 1672, Pomponne écrivait au marquis de Feuquières : « Je ne vous dis rien sur les projets d'une guerre sainte : mais vous savez qu'ils ont cessé d'être à la mode depuis Saint Louis. Vil, F» 307, verso. On dit que ce te. Or, on ne s'aperçoit pas d'abord que, dans ce cas, on prouverait que Leibniz a réussi, soit directement, soit indirectement, à instruire Louis XIV, puisque, dans la première lettre. Boineburg ne donnait aucune indication précise. En effet, on a oublie de remarquer que cette lettre du 21 juin 1672, datée « au camp de Dœsburg », est une réponse à une lettre de Feuquières du 4 juin. Cette dernière lettre se trouve aux Archives des Affaires Étrangères, Fonds Mayence, t. VU, F»' 292 sqq. Un extrait en a seulement paru in F. Feuquières, après avoir fait de vagues réflexions sur la guerre franco-hollandaise, termine le récit de sa conversation avec l'Electeur de Mayence. C'est à savoir contre les Infidèles. Il m'en veut communiquer un projet; et j'espère avant partir pouvoir en rendre quelque compte à V. Pomponne, après avoir adressé quel- ques compliments à Feuquières, répond, en un paragraphe de trois lignes, la formule citée plus haut. Or, il est possible qu'il réponde surtout ainsi â la lettre de Feuquières, laquelle, il est vrai, n'était pas étrangère au plan de Leibniz, puisque le projet de Leibniz ne lui fut pas entièrement personnel; mais on verra que Leibniz transposera le projet qui était pres- senti autour de lui. Or, la formule latente de ce projet, étant banale, ne pouvait s'attirer qu'une réponse banale. De là, sans doute, la réponse de Pomponne. En revanclie, ailleurs Leibniz parle daller à Saint-Germain pour présenter au roi le fils de Boi- neburg Id. L EGYPTE 21 est acquis : Leibniz, en s'inquiétant de la question d'Egypte, traduisait à la fois les angoisses traditionnelles devant le danger turc et le souci, à peine formulé jusqu'à lui, d'at- teindre par la mer Rouge l'Extrême-Orient. S'il concevait que l'intérêt commercial surgit de conquêtes effectives, il ne se montrait pas pour cela chimérique ou hanté de ressouve- nirs. Tout au contraire, son intuition de la guerre future s'affranchissait des rêves de monarchie universelle. Vision, qu'il importerait de ressaisir. Le plus souvent, on croit démontrer l'originalité d'un pen- seur politique, en le prouvant annonciateur de plusieurs siècles et même d'un avenir illimité. De la sorte facilement seraient énumérés ceux des rêves de Leibniz que notre temps à peine ébaucha. Au contraire, si l'on essaye de faire vivre en soi Leibniz, on saisit, au plus profond de lui- même, un perpétuel effort pour transposer et intégrer en son esprit la neuve vie diffuse d'un univers qui, de toute part, s'est élargi et se veut étreindre. En effet, la plupart des penseurs n'adaptent jamais leur esprit à la réalité matérielle nouvellement arrachée. Pourtant, des mondes inconnus furent découverts. Clément, Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, ouv. En 1664, clans un mémoire 22 l'expansion vers l'orient Telle fut l'ambition de Leibniz. Toute sa vie, il chercha comment l'agrandissement du monde se peut traduire politi- quement. Sera-ce par d'incessants voyages, désordonnés, peu praticables, et sans que soient ouvertes des routes déci- sives. La vérité de la terre réside-t-elle en l'égalité de toutes ses parties? Ne faut-il pas scruter celles qui furent mar- quées d'un privilège? Malheureusement, l'Europe ne peut trouver en elle-même sa stabilité définitive. Une double exigence la travaille : elle est condamnée à la guerre ; et la paix est nécessaire à sa vraie vie. En effet, toute guerre européenne est vaine, puisqu'elle ne peut aller juqu'aux limites. Sans doute une province est dominée; mais alors qu'une autre est attaquée, la première se dérobe'. « Par la guerre entre Chrétiens ne peuvent être prises que d'infimes portions de territoire... D'oiî il suit qu'un roi tendant aux grandes choses... Car progresser ainsi, c'est s'assigner à soi-même des limites... Unde sequitur, Regem ad magna tendentem... Nam sic progredi est sibi jpsi termines prasfigere ». L EGYPTE 23 compétitions, rôves de monarchies universelles. Mais Leibniz travaille à arracher les conquérants à la hantise des ressou- venirs. Leibniz plutôt discerne que le monde est soumis, en A'ertu de lois nettement mécaniques, à des luttes grandissantes. Mais il appartient à Tesprit d'ordonner et de modifier des guerres, elles-mêmes dispersées et informes. Leibniz, déjà presque hégélien, avait foi en la réalité des moments historiques. Actuellement , partout des terres neuves contiennent des richesses insoupçonnées. Actuellement donc, les guerres lointaines sont fécondes. La guerre contre les bar- bares apparaît nécessaire. OiJ atteindrons-nous la barbarie? Précisément à l'endroit où elle cause le plus fort dommage : en Egypte. Est-ce un ressouvenir de guerre sacrée? N'est-ce pas plu- 1. « Les bons princes », dit ailleurs Leibniz, « se sou- viennent toujours qu'ils... » Non souligné par Leibniz. Romrael, Leifiniz und der Landgraf Ernst von Ilessen Rheinfels : Ein ungedruckter Briefwechsel... FrankfuH-am-Main, 1847, 2 vol. » 24 l'expansion vers l'orient tôt que la conquête des pays barbares n'apparaît pas partout identiquement féconde? Opprimée maintenant, rÉgypte dis- joint les civilisations; libérée, elle reliera les mondes. L'Egypte est la terre élue. Leibniz, parmi tant d'autres résultats, espère réaliser une délivrance, grâce à la guerre d'Egypte. Car tous ces peuples sont appelés à s'affranchir l'un après l'autre. Egypti pêne unicum Huit hic torrens, cujus regio toti ottomanico imperio de maxima mercium parte prospicit. Victor Bérard, Turcs et Arabes, ap. L KOYPTK 25 ne le peut loh'Ter en Europe. Le Sultan, esclave et fils d'esclave, n'a jamais combattu lui-môme. Il ignore son Empire mais il peut faire mourir qui il veut. Les habitants désirent des richesses. En vue de quoi? Seul, le faste religieux demeure, que le Sultan ne peut atteindre. Cet Empire est faible; il se dépeuple; les richesses du trésor impérial s'amassent, mais étouffent celui qui en est maître. On est au sein d'une irréalité tragique : « Il n'y a presque plus d'amour de l'homme pour l'homme'. » Tous les peuples de cet Empire voudraient donc s'affran- chir ; mais ils n'osent. « En leurs âmes serviles, à peine sor- ties de la prison et ignorant l'état du monde, il nV a point de vastes desseins et de libres résolutions; ils vivent comme au jour le jour; et l'on dirait qu'ils jouent un rôle sur le théâtre -. C'est donc à nous, civi- lisés, — pense Leibniz, — de rendre permanentes et organi- sées ces révoltes fugitives et désordonnées : pachas, vizirs, janissaires, chrétiens, tous cherchent à détruire la tyrannie. Quand ils nous verront, ils se ranimeront. Les peuples d'alentour, Numides, Abyssins', Arabes, seront avec nous. Leibniz songe également aux Perses, dont il veut uti- liser la haine contre les Turcs. Cette hostilité était d'ailleurs i. Amor « interTurcas hominis erga homi- nem pêne nullus est. » Sur l'importance de cette phrase, dans la pensée de Leibniz, cf. « Non sunt in servilibus animis et vix claustro egressis, et statiim mundi ignorantibus, egregia qua'dam consilia et generoScC desti- nationes; vivunt velut in diem. Sur l'intuition du rôle possible de l'Abyssinie cf. Dès lors, la guerre projetée par Leibniz est une guerre sacrée, d'autant plus pleinement sacrée qu'elle ne poursuit que des fins humaines et profanes. La libération du Saint- Sépulcre se trouve sviubolisée, pourrait-on dire, dans la nature des choses par la libération des peuples opprimés. Ainsi, selon la doctrine future de Leibniz, la réalité externe est symbolique de l'essence. Non seulement, en effet, des ruines palestiniennes se dégageront ; mais une terre neuve et antique, maintenant violée, se ranimera- : l'Egypte. Les vraies œuvres religieuses sont ainsi inséparables des vraies œuvres laïques. Pourquoi Leibniz déclare-t-il la France actuellement dési- gnée pour une telle libération. Or, maintenant, il l'isole des autres pays. Il lui reconnaît une mission que ne lui prescrit point seulement sa puissance, mais qu'exige le lien de sa prospérité à la paix générale de l'Europe. En fait, nous observons que la France est grande quand l'Europe est en paix, et qu'elle s'amoindrit dès que l'Europe se laisse gagner par une guerre '. Pourtant, la France 1. Or, on pourrait presque dire que, j Our elle, la paix, c'est la victoire. «La seule tranquillité suffirait », dit énergiquement Leibniz, « pour que ses voisins fussent affaiblis et pour que les richesses de ses sujets fussent démesurément accrues'». Qu'au contraire une guerre commence, on verra toutes les nations s'unir, non seulement par des alliances, mais par des règlements de commerce, pour refuser les produits fran- çais'. Des considérations purement économiques nient donc la fécondité d'une guerre française en Europe. L'exemple de la France, prise comme pays symbolique, est d'ailleurs provi- soire. Qu'un autre pays devienne la conscience de l'Europe, Leibniz évidemment lui imposera les mêmes devoirs. Mais, puisque la France veut actuellement surpasser d'autres nations civilisées, qu'elle ne rêve pas de les atteindre chez elles ; que plutôt elle les ruine là où elles ne sont pas, en pre- nant où elles ne prennent point. « La France », dit Leibniz, « travaille à la ruine de la Hollande. Hollande est res gallicas semper in niajiis ire, belio intempestivo hic suscepto, minui. Solani ergo quietem et debililandis omnibus vicinis et augendis in immensum subdilorum diviliis suffecturam. Inédits : Pol'Uïk and Volkswirlhscliaft, fol. Tous les Inédits de Leibniz cités dans ce livre sont conservés k la Bibliothèque royale de Hanovre. Correspondance inédile avec Krafft. Gonceplion neuve et subtile, trop géniale peut-être encore pour notre temps. Au xvii'' siècle, par suite, elle n'eût pu paraître qu'absurde. Leibniz malgré tout la démontre. En fait, nous dit-il, les Hollandais possèdent le commerce du monde. Ils ont su attirer vers eux tous les ennemis de l'Es- pagne. Par la domination de Java, ils sont parvenus à maî- triser le commerce hispano-portugais en Extrême-Orient ; ils centralisent le commerce allemand : les marchands de Brème et de Hambourg sont ou Hollandais ou aUiés des Hollandais. La population hollandaise s'accroît sans cesse de tous les exilés et opprimés des autres pays d'Europe : d'Espagne, vinrent les Juifs portugais ; de Pologne, les Sociniens bannis ; d'Angleterre, les ennemis de la Restauration. Les Hollandais seront invincibles tant qu'on ne leur arrachera pas le com- merce des Indes orientales -. Or, quelle que soit la victoire qu'on remporte sur eux en Europe, ils le conserveront. D'autre part, une guerre en Extrême-Orient même est actuellement irréalisable. Seule donc, la conquête de l'Egypte peut ruiner les Hollandais. Leibniz ne prétend point que Louis XIV s'engage dans une telle guerre sans avoir constitué tout un système d'alliances. L'Angleterre est, de tous les pays, celui dont il expose le plus faiblement la conduite possible. « Francia Hollandis ruinam molitur: at Hollandia in -Egypto debellabitur, ubi se defendere non potest. Les Portugais, déclare-t-il, seront contenus par les Espagnols, qui se réjouiront certainement d'une expédition égyptienne. En effet, les Espagnols redoutent par-dessus tout les projets du TalFiletta, qui pourrait barrer Gibraltar et fermer définitivement la Méditerranée au monde océanique. Mais, quand il conçoit que l'occupation française de l'Egypte préparerait la puissance chrétienne dans toute l'Afrique septentrionale, il devance de plus de deux siècles la politique africaine dans laquelle encore nous nous débattons. Naturellement, il songe à exploiter l'alliance de la Suède et de la France. « La nature », écrit-il, « semble avoir façonné les Suédois pour cette méca- nique assez grossière, par laquelle sont vivifiées les guerres- ». La Suède doit être à la fois utilisée et maintenue. Si en effet elle devient trop puis- sante, elle inquiétera la Pologne, la Moscovie, le Brande- bourg. De la Pologne il n'y a rien à craindre ; et môme on peut espérer d'elle qu'elle s'alliera à notre lutte contre le Turc. Dès les premiers jours de sa vie intellectuelle, Leibniz s'était soucié de la Pologne. Plus tard, fasciné par Pierre le Grand, il la négligera. Mais, à l'âge de vingt-trois ans, lors de la succession de Jean Casimir, il rédige tout un plan de cons- 1. « Lentor quidam profundus et suspiciosus, pertinacia cœp- orum, insolentia in obstantes. » 30 L EXPANSION VERS L ORIENT titution polonaise', où il montre la Pologne comme la fron- tière véritable du monde barbare : « Que soit opprimée la liberté polonaise », dit-il, « c'est là un danger pour le monde chrétien-. Cette fois encore, d'ailleurs, il a regardé l'Europe; il a vu chaque pays en sa valeur con- crète ; et il a discerné qu'une nation ne réaliserait pas un grand projet hors de l'Europe, sans que la vie de toutes les autres, en Europe même, se transfigurât. Mais inversement, pour que la guerre se traduise ainsi nécessairement en fonc- tion de l'Europe entière, il faut que l'Egypte ne soit pas choisie par hasard. Or, par sa conquête, se préciseront et se centraliseront les échanges qui animèrent le Moyen Age. Leibniz est pleinement conscient en effet du rôle des cités médiévales qui, comme Venise par exemple, envoyaient 1. Libertatem Polonam opprimi, Orbi Ghristiano periculosum. Mais il faut remarquer que sa conception est malgré tout ici divinatrice. La destruction de la Pologne a permis tous les excès du pangermanisme et de l'autocratie russe. Les troubles polo- nais, lors de la guerre russo-japonaise, inaugurèrent peut-être un avenir absolument nouveau. D'ailleurs, la vraie physionomie des révoltes polo- naises en 1904 et en 1905 a été probablement méconnue par la presse européenne. Les journaux conservateurs n'ont donné que de vagues indications, compatibles avec les exigences de la censure, et les feuilles socialistes n'ont voulu décrire qu'un mouvement prolétarien-socialiste, alors que les éléments « nationaux » et non purement prolétariens sem- blent avoir été fort importants. Sur l'actuelle gravité du conflit germano- polonais, cf. Mais la découverte du cap de Bonne-Espérance a dispersé les routes et soudain grandi des nations qui étaient restées étrangères au premier mouvement d'échanges. Il faut retrouver la route primordiale, pour la définitivement ouvrir. Peut-être n'est-ce point ainsi trop systématiser la pensée de Leibniz. Lui-môme parle de cette œuvre de réunion que pro- duira la guerre d'Egypte. Commercialement, ce seront les échanges mondiaux que l'on substituera aux mesquines entreprises européennes. « C'est le lien, l'unique entrée terrestre de deux parties du monde : l'Afrique et l'Asie. Sans doute, l'isthme de Suez n'est pas unique sur la planète. Leibniz soupçonne l'isthme de Panama. Mais il craint des rivalités anglo-hollandaises en Amérique -. D'ailleurs et malheureusement, il ignore trop la carte du globe pour comprendre que la route de Panama serait quelque jour la route décisive et rigoureusement la suprême route mondiale à ouvrir. Le développement économique 1. » Sur le rôle futur de 32 L EXPANSION VERS L ORIENT doit déterminer en quelque sorte la possibilité de conquête. L'Amérique est riche, à la vérité. Des Indes Orientales viendront, affirme-t-il, la vraie et solide richesse. Il n'exclut d'ailleurs pas l'Amérique de son rêve définitif. A cette réunion commerciale de l'Inde et de l'Europe s'ajoutera finalement une réunion religieuse du monde entier. Dès 1670, Leibniz avait, dans les Réflexions sur la sécurité publique. » Si , au contraire , nous laissons l'Em- pire turc se développer, il dominera bientôt toute la côte septentrionale de l'Afrique ; et le passage de l'Océan à la Méditerranée sera fermé '. Que deviendra, dès lors, notre influence sur les terres africaines? Car, par delà l'Egypte, Leibniz prévoit une alliance possible avec les Abyssins : listhme de Panama, cf. Malian : Le salut de la race blanche et l'empire des mers. Egypto occupata ponetur in Africa sedes polenti? YI'TE 33 SOUS leur barbarie il devine une civilisation. Les Abys- sins sont chrétiens, hospitaliers pour les voyageurs, pèle- rins assidus de la Terre Sainte'. Mais toutes ces lentes entreprises à Madagascar lui paraissent stériles. Au contraire, l'Egypte une fois conquise, Socotora- et toutes les lies avoisinantes sont en même temps possédées, qui consolident la coloni- sation française de la lointaine Madagascar. Le christianisme est ainsi porté dans toute l'Afrique. » Telle serait, si du moins l'on ordonne les vues de Leibniz, la première voie économico-religieuse du monde. Egypte- Abyssinie- Afrique centrale ; Socotora-Madagascar ; Socotora- Australie ; Socotora-lnde-Japon-Ghine. Mais comment distinguer ceux qui, parmi ces pays, peuvent nous offrir autre chose que leurs richesses? Les Hindous sont affadis. Insérons-nous dans leur riche oisiveté. Par delà nous trouvons la Chine, dont Leibniz dès cette époque a eu la vision. S'il a tant célébré l'Egypte, c'est parce qu'à côté de toutes les voies commerciales elle ouvrait une route vers cette Chine inaccessible, qui le devait toujours fasciner. Leibniz précise la valeur de l'ile de Socotora. Il cite également Bosra ou Bassora, dont l'importance avait été considérable au temps de Soliman le Grand Id. Histoire générale du IV' siècle à 7ws jours, ouvr. « Cultissimas si veram fldem e. A une plus vaste connaissance de la terre doit correspondre, en effet, une plus vaste forme de domination. Quand Leibniz demande donc que pour le roi de France, qui serait devenu le vrai protecteur de l'Eglise et se serait conquis l'amour uni- versel, le Pape reconnaissant ~ relève le titre d'Empereur d'Orient % il ne prétend point ranimer des conceptions abo- lies ; mais plutôt, il veut assurer à des idées et à des ambi- tions audacieuses et nouvelles la lointaine protection et le prestige d'une longue gloire. Le plan de pénétration de la Chine reste encore , cepen- dant, tout schématique. Mais comment la précision serait- elle possible, alors que la conquête de l'Egypte elle-même demeure un rêve? Si, par miracle, Louis XIV suit le conseil de Leibniz, — la 4. Papa ipse obligatissi- mus. L EGYPTE 35 Franco aura accompli, en un temps et à elle seule, l'œuvre que rhumanilé poursuit constamment et tout entière. Dès lors, elle sera devenue une sorte de modèle, et, par suite, aura tiré de la nature le droit d'offrir une direction générale ou un arbitrage des choses. Leibniz a lentement créé en lui cette doctrine de Yarhi- trage suprême. Par les « Socii », affirmait-il, a grandi la puissance de Rome. Et la force romaine a décliné lorsque le lien « pro- vincial » a succédé au lien voir leur proposer tout un plan d'avenir. Et voilà qui vaut mieux que bien des détails anecdotiques. Leibniz, d'ailleurs, ne s'occupe pas encore des missions étrangères. Nous sommes entre 1672 et 1676; or en 1685 seulement les missions fran- çaises seront officiellement encouragées; et, d'autre part, Leibniz ne deviendra soucieux de l'effort des missions que lors de son séjour à Rome, en 1689. Mais on ne saisirait pas pourquoi il se passionna si vive- ment, dans la suite, pour l'expansion des Jésuites, si l'on ne cherchait à déterminer d'abord quelle valeur il accordait à leur Ordre et quel rôle général il en attendait. Or, la lettre étant de 1680', le rêve qu'elle décrit ne peut dater que du séjour à Paris. Organisés comme ils sont, les Jésuites pourraient, d'après Leibniz, diriger la pensée européenne. Par malheur, ils atten- dent, pour accueillir une idée neuve, qu'elle soit crue sans réserve par tous. C'est ainsi que maintenant, après avoir tant lutté contre Galilée, Copernic et Descartes, ils semblent 1. Correspondance tout à fait capitale publiée partiellement par Ronimel. La correspondance va de 1680 à 1693 et con- tient 1783 folios. « Mais de cette façon ils n'en auront point d'honneur. » Il n'y a aucun mérite à être hardi, quand toute timidité devient impardonnable. Les Jésuites ont le tort de vouloir être '3 encore que penseur : Le Dieu de Descartes, ainsi interprété, n'est pas un Dieu chrétien. Leibniz reconnaît, il est vrai, que Descartes ne nous a peut- être pas transmis sa pensée intégrale. « C'était plutôt son génie que sa méthode qui lui faisait faire des découvertes. » Et d'ailleurs, de cette « méthode » il n'a publié que le « Dis- cours' ». C'est pourquoi les Cartésiens qui ne peuvent approfondir que la « méthode » de Descartes semblent à Leibniz les plus dangereux adversaires de vraies découvertes : « Ceux qui sont tout à fait Cartésiens ne sont guère propres à inventer; ils ne font que le métier d'interprètes ou commentateurs de leur maître ;... Je connais un peu ces messieurs-là et je les défie de m'en nommer une de leur fonds. C'est une marque ou que Descartes ne savait pas la vraie méthode ou bien qu'il ne la leur a pas laissée'. » Toute cette critique du cartésianisme ne ressemble en rien à l'ordinaire dépit d'un nouveau venu devant l'autorité d'un chef d'école. Sans cloute il est facile de saisir seulement, dans les nombreuses lettres polémiques de Leibniz, des reproches assez vulgaires, empreints aussi çà et là d'une vanité médiocre. Mais par delà, Leibniz veut avant tout 1. Leibniz était, sembie-t-il, plus ennemi des Carté- siens que de Descartes lui-même. » Lettre inédile à Juste! Mais pour avancer au delà de ce qu'il a dit, point de nouvelles. C'est là le fruit de l'esprit do secte. » 64 L EXPANSION VERS L ORIENT détruire la notion d'école, l'académisme philosophique. Il souhaite que seuls vivent des inventeurs libres qui ne se sou- cient point de tel ou tel maître. Les sectateurs d'un chef d'école, écrit-il, « n'étudient ordinairement que les écrits du maître, au lieu du grand livre de la nature' ». « Tâchons d'imiter » Descartes, « en faisant des découvertes : c'est la véritable manière de suivre les grands hommes, et de prendre part à leur gloire sans leur rien dérober-. » Néan- moins, Leibniz s'attaque à l'essence du cartésianisme. Des- cartes a banni la notion de finalité. Leibniz la déclare insé- parable, non seulement de toute métaphysique, mais encore de toute « physique ». Laissons de côté les discussions kantiennes relatives à la possibilité d'un principe de finalité. La finalité, telle que Leibniz la pose, exige que nos efforts s'inclinent à la fois sur « l'oro-anisme » et sur l'élément. Non seulement une telle « finalité » explique l'Univers, mais elle deviendra, si nous le voulons, initiatrice de découvertes, pourtant toutes mécaniques. « Ainsi on voit que les causes finales servent en physique, non seulement pour admirer la sagesse de Dieu, ce qui est le pricipal, mais encore poitr connaître les choses et pour les maniera » Cette volonté d'atteindre la réalité concrète, après et par delà ses éléments, n'inspire-t-elle point aujourd'hui, en se rajeunissant par nos découvertes modernes, une nouvelle méthode biologique, qui chercherait l'être dans l'organisme et non plus uniquement dans la cellule? Telle serait en même temps l'antithèse de la méthode car- 1. Non souligné par Leibniz. LES JÉSUITKS 65 tésienne et de l'esprit leibnizien. Du moins Toit-on clairement la contradiction presque absolue de l'esprit cartésien et de l'esprit leibnizien : effort pour séparer les problèmes, d'un côté ; effort pour les unir toujours plus pleinement, de l'autre. Si les méthodes furent réellement aussi irréductibles, il n'est pas surprenant que Leibniz ait rêvé, non de diminuer l'œuvre de Descartes lui-même qu'il admirait, mais de vaincre l'esprit cartésien par une philosophie nouvelle libérée des préjugés de secte. Au schématisme cartésien cette philosophie nouvelle oppo- serait une « Caractéristique », soucieuse de pénétrer l'essence de chaque notion, et ambitieuse de rivaliser logiquement avec la richesse infinie de la nature. Mais pour réaliser une « Caractéristique » universelle un créateur est insuffisant. Il lui faut la collaboration d'une foule. Leibniz l'attendait des Jésuites. Ce projet semble si élrange qu'on doit rechercher d'abord s'il est certain. Lettre à l'abbé Nicaise, 15 février 1697. Je montrai ce pro- jet à quelques Jésuites éclairés et bien intentionnés, qui m'avouèrent que l'exécution en serait possible et d'une uti- lité merveilleuse. Mais ils me firent connaître en même temps que les Supérieurs... Ce texte est de 1680. Un autre texte, tout polémique mais décisif, attaque vio- lemment Descartes et résume pleinement le plan de Leibniz. D'abord la méthode cartésienne , négative de l'histoire et dédaigneuse des systèmes antérieurs, favorise tous les faux créateurs; ensuite et surtout le mécanisme triomphant détruit la métaphysique, la morale et la théologie; finalement la thèse cartésienne de l'étendue ruine la doctrine de la trans- substantiation, et favorise même la superstition des Cartésiens 1. LES JÉSUITES 67 catholiques, qui alors adoreront « une petite chose blanche et ronde', w Il importerait donc de fixer les vérités anciennes et les vérités nouvelles. « A mon avis », déclare Leibniz, « lesR. Jésuites sont les plus capables de donner ce bien au genre humain -. » Sans doute, il blâme certains Jésuites qui se sont « prostitués » « en combattant les vérités pêle-mêle avec les erreurs des modernes. Mais quelques-uns pourraient être plus fidèles à la vraie méthode : Tel le P. Berthet, tel sur- tout le P. « C'est de lui », ajoute Leibniz, « qu'on aurait pu attendre un ouvrage parfait d'une philoso- phie démonstrative '. » Il ne faut pas admettre la littérale interprétation d'un tel texte. Tout le fragment offre les caractères d'un plan destiné à être remis aux Jésuites eux-mêmes. De là pro- viennent ces flatteries inattendues à un homme tel que le P. Les uns sont des lettres, les autres des écrits 1. Lettre à lEIectrice Sophie, s. Ils sont publiés par Gerhardt, Phil. Y ajouter plusieurs passages, notamment de la correspondance de Leibniz avec Nicaise et Malebranche Gerhardt. Il est malheureusement impossible de les dater avec précision. Ils s'espacent, du moins, de 1679 à 1702 environ. Ils semblent être les matériaux d'un o-rand ouvrage que Leibniz méditait. Historiquement, ces deux dates extrêmes de 1679 et de 1702 ont leur signification. Leibniz n'utilise pas au hasard une haine latente des Jésuites contre les Cartésiens. Entre les années 1680 et 1690 surtout, la lutte des Jésuites fut plus forte que jamais. Malebranche d'autre part et l'Oratoire deviennent ennemis des Jésuites à la fois comme Oratoriens et comme Cartésiens-. Il peut paraître d'abord incroyable que Leibniz ait profité du moment où les Jésuites, aidés par Louis XIV, triom- phaient implacablement pour attaquer à son tour les Carté- siens. Histoire de In langue et de la littérature françaises, publiée sous la direction de L. Petit de Julleville, t. Correspon- LRS JKSUITES 09 comprendre que, par un irréalisme rare, Leibniz rùvail do transformer complètement le plan des anti-cartésiens. Il vou- lait remplacer leur lutte stérile et toute négative par une lutte éclairée et positive. Bref, il voulait conquérir à sa philoso- phie ceux qui défendaient une philosophie vieillie. Leibniz a certainement construit tout cet avenir à Paris Ml a connu là des hommes qu'il a admirés comme des forces capa- bles d'entraîner d'autres forces. De tous ces hommes, dont parvint seulement jusqu'à nous l'œuvre écrit, plus ou moins médiocre, il a saisi la pensée personnelle, souvent si hardie. Toute sa vie, Leibniz songera aux Jésuites qu'il a vus et entendus. Une telle confiance, persistant malgré toutes les extériorités contradictoires, ne se peut être fondée que sur une expérience personnelle. Confiance que la morale des Jésuites elle-même ne semble pas avoir anéantie. En un sens, Leibniz blâmait la campagne janséniste. Sans doute il approuvait Arnauld d'avoir combattu le probabilisme ; lance partiellement publiée. Archiv filr ieschichle der Plàlosoplùe, 13 avril 1905: Inédits, Liasse de la correspondance avec Malebranche. Leibniz connaissait mal Descartes, selon son propre aveu, encore vers 1676 : « J'avoue que je n'ai pas pu lire encore ses écrits avec tout le soin que je me suis proposé d y apporter ; et mes amis savent qu'il s'est rencontré que j'ai lu presque tous les nouveaux philosophes plus tôt que lui. Lettre à Foucher, s. Distinction féconde et qu'il faut approfondir. Leibniz rêvait que les doctrines fussent isolées des hommes qui les professent. En ce qui regarde les Jésuites, il eût voulu pren- dre le probabilisme en lui-même, le détruire, et retrouver ensuite les Jésuites, dignes alors de tout respect et même de toute admiration. Condamnait-il pourtant tout essai de probabilisme? Sans doute, il a écrit vers 1680 dans les « Préceptes pour avancer les sciences » : « Je ne parle pas... Et dans ce nouveau système du probable, qu'il veut construire égal au système de la certitude, Leibniz ne désire-t-il point peut-être introduire une partie morale, qui serait une refonte du probabilisme des Jésuites? Une lettre inédite au Landgrave semble permettre cette hypothèse : « Il est indubitable », dit Leibniz, « qu'on ne doit jamais commettre un péché pour tous les biens du monde, et quand même ce serait dans la vue d'empêcher d'autres péchés. Cependant on pourrait disputer si on ne pourrait 1. Couturat, Logique de Leibniz, ouv cit. LES JÉSUITES 7i faire une chose dont on sait qu'indubitablement quelques péchés s'ensuivront, pourvu qu'on soit assuré d'empôcher par là bien plus de péchés ou de maux spirituels. Il y a bien des questions en morale qui ont encore besoin de décision et je trouve qu'on n'a pas encore bien établi les principes qui doivent servir à les décider ; car on ne peut pas s'arrêter à la raison toute pure ; ily faut joindre les antiquités de la Sainte- Ecriture, des conciles, des canons et des Pères, et môme, en quelque façon, des docteurs. II faut suivre le plus probable. Or, d'examiner les degrés de probabilité, pour choisir le plus apparent, c'est une nouvelle discussion peu éclaircie jusqu'ici... » Leibniz ici encore part de l'expérience pour la modifier. Analyste, il se demande si l'immo- ralité n'en viendrait pas surtout de ce qu'elles sont insuffi- samment approfondies. Le probabilismc serait ainsi l'impar- faite solution d'un problème plus vaste que lui. Intimement, d'ailleurs, Leibniz réprouvait les arguments des Gasuistes. Il déplorait qu'un homme aussi remarquable que le P. Fabri eût entrepris « de défendre cette morale ridi- cule de la probabilité et ces subtilités frivoles, inconnues à l'ancienne Eglise et même rejetées par les païens '-. » Mais historiquement, les dépravations de leur doctrine ne prove- naient-elles pas, en partie, de l'extrême puissance des Jésuites? Lettre inédile au Landgrave, s. Liasse 1'», folio 508. Leibniz attaque ici sans réserves. Non seulement dans un pamphlet comme le Mars Christianissimiis , où il combat le P. Dans une lettre inédite au Land- grave, dont il ménage pourtant d'ordinaire le catholicisme, il s'écrie violemment : « Quant à leur politique, V. » Il faudrait maintenant se garder de conclure que Leibniz crut à la toute-puissance politique des Jésuites. Comment accorder et fixer ces opinions divergentes? A la surface Leibniz était en partie régi, dans ses jugements sur les Jésuites, par des souvenirs personnels. Les Jésuites qu'il avait vus n'étaient pas atteints de la mauvaise morale. C'était pour lui comme un postulat négatif qu'il fallait accepter. Enfin, plus intimement encore, Leibniz apercevait les 1. Lettre inédite au Landgrave, Liasse II, Folio 1038, verso. Lettre inédite à Tentzel ; fragment donné par Bodeniann, Der Brief- wechsel des G. Il les admirait, pourrait-on dire, essentiellement. Il avait étudie' soigneusement leur organisa- tion. Un fragment inédit nous le montre notant avec minutie les différents stades du futur Jésuite, jusqu'au noviciat et à l'époque des vœuxV C'est bien cette organisation qui surtout le fascine. Aux Jansénistes, hantés de « voies étroites », un homme tel que Bourdaloue opposait le Christ mort pour tous : « Ce n'est pas sans mystère », criait-il, « qu'un Dieu mourant ou qu'un Dieu mort y paraît les bras étendus et le cùté percé d'une lance. Il veut, en nous tendant les bras, nous embrasser tous... » Les Jésuites, en dépit de cette générosité, n'ont pas su édifier une vraie doctrine d'amour. Leibniz, ennemi, semble- t-il, de la grâce janséniste, déclarera que, dans la contro- verse entre les Jansénistes et les Jésuites, le problème de l'amour de Dieu est plus fondamental que celui de la grâce. Il parlera môme d'une victoire janséniste en cour de Rome : 1. Correspondance avec Pellisson, passi»i. Cité par Sainte-Beuve : Porl-Royal. » Et c'est en partie sur cette notion de l'amour redressé que Leibniz, on le verra, construira plus tard l'Eglise mystique-. Il est donc impossible de réduire à une formule précise les jugements de Leibniz sur les Jésuites. De 1672 à 1716 ces Jésuites eux-mêmes évoluent. Combien aussi ils diffèrent, selon les nations où ils vivent! Leibniz, qu'à Paris ils ont séduit, est déçu par eux en Allemagne. Cette décadence s'étend bientôt à d'autres pays. A propos d'une attaque janséniste, il écrit : « Je serai ravi de voir que ces R. Pères réfutent solidement ces sortes d'écrits et se mon- 1. Voir sur ces questions et sur les violentes critiques de Leibniz rela- tives à la doctrine des Jésuites, II« partie, ch. Lettre inédite au Landgrave, Liasse II, f» 1038, verso. LES JESUITES Irent nets des imputations qu'on leur met sur le dos. J'ai toujours eu grande estime pour cette Compagnie ; ils vivent exemplairement, ils cultivent les études, ils ont eu des excel- lents hommes. On leur est redevable de beaucoup de bien '. » Ces maux en effet sont provisoires. Dans une lettre à un Jésuite, le R. Isensehe, Leibniz signale le cas d'un Général, le R, P. Le probabilisme, en effet, devrait d'autant plus être sup- primé qu'il n'est pas seulement une doctrine écrite, mais une doctrine enseignée. Et l'enseignement apparaît à Leibniz comme celle de toutes les forces des Jésuites qui serait le plus heureusement convertible. Actuellement l'esprit des jeunes gens est gâté dans leurs écoles. C'est parce que les Jésuites étaient des professeurs et non pas seu- lement des savants qu'il rêvait de les rendre leibniziens. Lettre inédite au R. Isensehe, 27 décembre 1093, folio 2. Gonzalès a écrit presque en même temps contre les Turcs, contre les Français et contre les Jésuites t II n y a pas longtemps que je mandai cela à un Jésuite en riant, qui prit le parti de ne rien répondre à cet article. Cependant, je vois que plusieurs habiles Jésuites sont a présent du sentiment du Général... Esparsa était aussi anti-probabiliste. Les logiques, même celles des plus habiles... Correspondance avec le Landgrave. Allusion aux « Concerlaliones » des Jésuites. « Je con- viens , écrit-il à Morell, « qu'il y a une grande corruption parmi les ecclésiastiques ; mais où est-ce qu'il n'y en a point? Tout ce qu'on peut dire d'eux de pis, c'est qu'ils sont comme les autres hommes. Les vouloir corriger en les déchirant, c'est exciter des désordres aussi grands que le mal, avec peu d'ap- parence dune bonne issue. Le vrai moyen de réformer les hommes serait de s'attacher à la jeunesse. Si on s'y prenait comme il faut, on aurait en peu de temps une autre géné- ration d'hommes. Et pour le pouvoir obtenir, il ne faut pas rompre en visière à ceux qui sont dans les postes d'autorité ; autrement, on ne pourra pas même arriver à former les jeunes. Car de réformer les vieux, c'est à quoi il y a peu d'apparence. Quand on pénètre ainsi au cœur de l'ambition active de Leibniz, on éprouve quelque effroi devant cette orgueilleuse audace, mal révélée par des expressions modérées. Leibniz semble vouloir attirer à lui les forces authentiques de l'universelle expérience. Dès lors, non seulement une volonté rationnelle mais une exigence pratique lui impose de ne rompre avec aucune essentielle doctrine. Il devra aggraver de toute la pensée humaine son système, et ne réduira point sa « Carac- téristique » à une sorte de schématisme abstrait et froid, 1. Lettre inédite k Morell, 17 décembre 1698, f» 60. Li:S JÉSL'ITRS 77 simplification conceptuelle de la richesse réelle. Qu'importe si, en fait, cette « Caractéristique « ne devint guère autre chose. Réfléchissons que si elle se fût achevée en une algèbre universelle, du moins la préparation en eût réclamé une encyclopédie totale, recueillant non seulement la substance de tous les livres, mais les techniques de tous les arts, de tous les métiers, de tous les jeux, de toutes les actions humaines et naturelles. Rêve impérieux et obstiné de concen- tration cosmique. La réalité chrétienne ne s'offrait-elle point, à ce moment, comme un monde qu'il faut évoquer puis scruter? En elle, l'ordre des Jésuites est, pour Leibniz, fascinateur. Si riche- ment plastique qu'il se transposerait laïquement sans se détruire, cet ordre va rénover et promouvoir peut-être la science, l'éducation, l'action elle-même. Et que n'attendre point de sa puissance de mission en Extrême-Orient? Cela surtout attire et retient Leibniz. L'œuvre de pénétration chré- tienne, que rendit impossible l'ambition personnelle de Louis XIV, est devenue de nouveau concevable. Un problème historique se pose tout d'abord. A quelle époque Leibniz étudia-t-il pour la première fois les Jésuites en tant que missionnaires? Son séjour à Paris ne dut guère l'instruire. En effet, les missions, déjà actives à cette époque, n'occupaient pas encore les Jésuites français. Leibniz n'en pouvait avoir, entre 1672 et 1676, qu'une connaissance théo- rique. En revanche, l'idée même d'expansion orientale se 78 L EXPANSION VERS L ORIENT précisait. Les Compagnies des Indes, fondées par Colbert, avec leur parti pris d'union des intérêts religieux et politiques, for- mulaient, dès 1664, l'une des idées essentielles du projet sur r Egypte '. Le séminaire des Missions Etrangères, créé à Paris par Dom Bernard de Sainte-TIiérèse en 1663, ne signifiait que des tentatives individuelles. Plus tard seulement, en 1683, sous l'action du P. Or il est curieux de remarquer que l'or- donnance de Louis XIY était purement laïque : l pinguntur dissitaj regiones, scd cum de vicino ad vicinuni proccditur, omnia magis liquere oportet. » Lettre au P. Qu'on songe aux résultats dun tel effort. C'est Torigine de Thumanité qui se révèle. Est-ce là encore une issue toute profane? Mais on oublie que la Caractéristique est, pour Leibniz, une sorte de reconstitution totale et élémentaire des choses. Les relations des peuples ainsi retrouvées, on construirait vraiment l'his- toire de rhumanité. Or la rehgion elle-même se doit justifier par l'histoire. La vraie exégèse naîtra le jour oîi seront invo- quées les données irréductibles de la linguistique. Et, pour le présent, quel plus beau mode de conversion que cette com- pénétration des dialectes? Or, les plus essentielles paroles ne sont-elles point encloses dans le Pater Noster? Découvrir une transposition universelle du Pater Noster, ce fut là pour Leibniz un rêve de toute la vie. A Paris, comme il se trouvait, un soir, chez Arnaidd, au faubourg Saint-Mar- ceau , avec quelques Jansénistes , il voulut formuler une prière en qui tout fût impliqué, suivant un ordre déterminé, prière qui pût s'adapter aux aspirations non seulement de tous les Chrétiens, mais aussi de tous les Juifs ou de tous les Mahométans. Devant Nicole, Saint-Amand et les autres Jansénistes, réunis ce soir-là chez Arnauld, Leibniz osa 1. LES JÉSUITES 87 s'écrier : « O Dieu unique, éternel, tout-puissant, omniscient et omniprésent, tu es le Dieu unique, véridique et infiniment dominateur ; moi, ta misérable créature, je crois et j'espère en toi, je t'aime sur toutes choses, je te prie, je te loue, je le rends grâces et je me donne à toi. Pardonne-moi mes péchés et donne-moi, comme à tous les hommes, ce qui, d'après ta volonté présente, est utile pour notre bien temporel comme pour notre bien éternel; et préserve-nous de tout mal. » Tous entouraient Leibniz ; aussitôt Arnauld s'écria : « Cela n'est en rien applicable, parce que, dans cette prière, aucune mention n'est faite de X. » En vain, Leibniz explique-t-il que la prière du Seigneur elle- même, ainsi que nombre d'autres conservées dans les E pitres des apôtres et dans les Actes, se fût attiré même reproche. En de telles prières, trouvera-t-on toujours le nom du Christ ou de la Trinité? Arnauld ne répondit rien; mais, ajoute Leibniz, le « bonhomme » fut tout déconcerté, et « nous sortîmes un instant prendre lair. Par malheur, Leibniz, ainsi que la plupart des hommes de son temps, ne nous confie pas souvent de tels traits empruntés à sa vie concrète. Retenons, en tout cas, que devant les Jansénistes cherchant le Dieu total en Jésus- Christ « véritable Dieu des hommes », Leibniz n'a pas craint de formuler une prière universelle, qui en même temps ne lui paraissait point étrangère au Christianisme. Jésus lui- même n'a t-il pas invoqué le Père, selon une prière que tous les hommes peuvent reproduire? On trouvera un exemple de cette extensibilité du Pater nosler in Ilarnack : Das Wesen des Christen- tums, pp. Mais, comment y parvenir si l'on ne maîtrise point la multiplicité des langues? A cela devront travailler les Jésuites. Papebroch, que cet effort pour que chaque langue loue le Seigneur, « ut omnis lingua laudet Domi- num '? Papebroch et d'autres Jésuites repro- chaient à Leibniz de s'occuper des résultats scientifiques des missions, c'est-à-dire de simples « curiosités ». Est-ce que les Pères européens ne sont pas des savants en même temps que des religieux? Pourquoi, dès lors, les missionnaires ne main- tiendraient-ils pas là-bas cette harmonie et dédaigneraient-ils de nous apporter des enseignements profanes? « Il n'est pas néces- saire que tous les Piehgieux siègent dans les confessionnaux ou méditent sans cesse des discours ou des cas de cons- cience. » Il faut aussi fouiller les œuvres de Dieu : Certes, dit Leibniz, je ne méprise pas toutes ces subtilités scolastiques, parce que je « sais que toute vérité a son moment ». Mais, pour arriver à une conversion véritable, vous devez vous divi- ser le travail. Sans la santé physique, les efforts religieux ne se peuvent propager ; pareillement, sans l'étude de la lin- guistique et de l'histoire la religion n'est pas solidement défendable. C'est pourquoi armons-nous de toute espèce de vérités, pourvu que nous les dirigions « ad majorem Dei gloriam'' ». Lettre inédite au R. Papebroch, 28 décembre 1093. Lettre inédite au P. Verjus, 18 août 1705. Lettre inédite au R. Sa devise ne serait pas seulement la « Propagation », mais la « Justification de la toi par les sciences ». Il pense, d'ailleurs, que TanaUse patiente du milieu nous ferait abandonner Torgueilleuse superstition de l'unité, qui nous rend incapables d'absoudre les ratiques opposées aux nôtres. Pourquoi, par exemple, proclamer inviolable partout la monogamie, habitude ances- trale en Europe? Leibniz est convaincu que, si l'on s'obstine à vouloir détruire la polygamie chinoise, aucune conversion solide ne sera possible. On estime généralement indiscu- table la supériorité des civilisations monogamiques ; mais Leibniz remarque volontiers que la monogamie n'est, bien souvent, en Europe, qu'une polygamie atténuée. « Je ne vois », écrit-il, « à la polygamie dans notre Occident nul avantage. La polygamie fut permise parfois par la loi mosaïque- et n'est pas « absolument contre le droit divin continuo in confessionalibus sedeant aut perpeluo conciones aut casus morales meditentur;... Quis enim non videf, sine sanitate corporis non licere missiones obire et caritatem exercere?... « Polygami» in hoc nostro Occidente utililatem ego video nullam. Suffi- ciunt enin divortia in Monadologie ». LES JESUITES '3i faut que le présent s'enrichisse de tout le passé et, dès lors, que soit scrutée l'ancienne histoire de la Chine. » Déjà l'arithmétique binaire permet de lire les caractères de Fohi, jusqu'ici indéchiffrables pour tous, et incompréhensibles aux Chinois ; elle leur don- nera l'explication des « merveilleux mystères cabalistiques » composés par l'antique empereur chinois qui vivait trois mille ans avant Jésus-Christ. Leibniz voudrait créer ainsi, pour- rait-on dire, une sorte de ' En définitive, si l'on réfléchit que la matière est créée par le Pre- mier Principe, on conclut que la philosophie des Chinois est plus proche de la théologie chrétienne que la philosophie antique. Par cette simplification de la doctrine chinoise, Leibniz établissait une méthode. Finalement, on dresserait des tables d'harmonie entre la pensée orientale et la pensée occidentale. L'œuvre de pénétration orientale ne paraissait pas à Leibniz une de ces entreprises indifférentes que l'on peut rejeter ou choisir. Négliger un tel avenir serait méconnaître les lois générales du monde et son aspiration à l'unité. Mais la Chine n'est pas un pays accidentellement intéressant. Elle est bien la terre antique par excellence. « Ce serait une grande imprudence et présomption, à nous 1. Leibniz recommande profondément de ne pas toujours en appeler à la postérité : La postérité « trouvera d'autres avantages inconnus à nous, outre qu'il y a de l'apparence que ces avantages se consument d'eux- mêmes, quand on les néglige. Pourquoi ne cherche- rions-nous pas à purifier nos propres théories de tout ce que les sectes ont pu ajouter à la vérité entrevue jadis par les premiers créateurs? Si ce travail scientifique était méthodiquement conduit, on parviendrait à créer une vérité générale, riche des diverses expériences nationales. D'ailleurs, ce ne sont point là rêves d'idéaliste. Il faut bien trouver un parti. L'espoir de comprendre et d'unifier est un espoir vital. Cette vision de l'unité intellectuelle du monde persista en Leibniz, toujours dominatrice, et se mêla à ses derniers rêves. L'ambition de retrouver la doctrine essentielle par delà les divergences de toutes les scolastiques, ambition ici appliquée à la théologie chinoise, doit en effet être rattachée à la « Phi- losophie éternelle », que Leibniz décrivait dans sa célèbre lettre à Remond du 26 août 1714. « Si j'en avais le loisir », disait-il, «je comparerais mes dogmes avec ceux des anciens... La vérité est plus répandue qu'on ne pense, mais elle est très souvent fardée et très souvent aussi enveloppée et même affaiJDHe, mutilée, corrompue par des additions qui... Dégager la lumière de ces ténèbres, ce 1. Ne faut-il point ici saisir Faveu du plus secret dessein de Leibniz? Exposé sommaire, discussion de la philosophie chinoise ; tout cela est fragment peut-être d'une sorte de synthèse humaine, à laquelle, s'il eût vécu, Leibniz eût désormais travaillé, et dont son système eût été tout à la fois l'anticipation et l'achèvement. Leibniz avait cru sincèrement que les Jésuites seraient capables d'apporter ce bienfait au monde. « Je juge que cette mission est la plus grande affaire de nos temps, tant pour la gloire de Dieu et la propagation de la religion chrétienne, que pour le bien général des hommes et l'accroissement des Sciences et Arts, chez nous aussi bien que chez les Chinois; car c'est un commerce de lumières qui nous peut donner d'un seul coup leurs travaux de quelques milliers d'années.... » « Quelle moisson encore pour des ouvriers évan- géliques, si une fois le christianisme était bien établi dans la Chine! » De très grosses difficultés pourtant apparaissent. Quelle reUgion, finalement, introduira-t-on en Chine? Lettre inédite au P. Verjus, 2 décembre 1697, phrase déj. Fragment donné par Bcd. » iV' Lettre Provin- ciale, édition des Grands Ecrivains, t. » Les Jésuites ont donc bien raison, pense Leibniz, de montrer que sous les obscurités c'est la lumière chrétienne qui est pressentie : Semblables à saint Paul qui sut lire Jésus-Christ sur l'autel athénien dressé à la divinité inconnue, nous devons entrevoir des pensées mystérieusement chrétiennes au-dessous des formules de Confucius -. Or, le 27 juin 1705, l'empereur K'ang-Hi recevait le légat du Pape, cardinal de Tournon. De leur entretien résulta le décret du 17 décembre 1705, par lequel l'empereur bannissait l'évê- que de Conon, tandis que le légat se réfugiait à Canton où il était emprisonné. Les missions étaient définitivement atteintes. Postérieurement à cette année 1705, les lettres de Leibniz sur les missions deviennent, semble-t-il, moins fréquentes. De 1695 environ à 1699; puis, de 1700 à 1705; telles furent donc les années de vrai enthousiasme. Néanmoins, des lettres sur la Chine sont encore écrites en 1707 et 1708. Peut-être d'ailleurs à ce moment Leibniz pensa-t-il que les Protestants évangéhques et anglicans reprendraient l'œuvre inachevée. En tout cas il ne perdit pas l'espérance, puisque la dernière année de sa vie il conciliait la philosophie chi- noise et la pensée occidentale. Leibniz remarque quelque part que le fait de la tolérance des Mahométans à Tégard du culte chinois est un témoignage de son caractère anti-idolâtrique Cf. Lettre à La Croze du i décem. Lettre inédite au P. Marchetti, 24 août 1701. LES JKSUITES 103 Jusqu'à la fin aussi, peul-ôlre, il demeura fidèle aux Jésuites. II admirait, contrairement h la plupart de ses con- temporains, ce don de flexible pénétration qui leur avait gagné des sympathies chinoises. » Les Jésuites, de leur côté, ne se montraient si zélés à l'égard de Leibniz que par espoir de le convertir. Tous n'étaient point comme le P. On ne peut savoir jusqu'à quel point cette ardeur fut géné- reuse. Lors du séjour de Leibniz à Vienne, entre 1712 et 1714, les Jésuites semblent avoir entravé son projet d'acadé- mie, par crainte, sans doute, que les nouvelles découvertes ne leur fussent nuisibles et surtout qu'un Protestant n'y fût mêlé. Durant les derniers mois de sa vie, d'ailleurs, malgré les injustices grandissantes qui annoncent l'ingratitude finale, il travaille avec une nouvelle confiance. Passionnément, il écrit 1. Fragment donné par Bodemann, Briefwechsel, cet. Presque au même moment, c'est-à-dire le 2 juillet lllii, il écrivait à Pritz : « Orationes tuas de sinensi controversia legi cum voluptate. Celerum e0 propemodum inclino ut Jesuitis tantum faveam in ea causa, quantum in probabilismi causa non faveo. « Lettre inédite à Pritz, 2 juillet 1715. Quesnel, 12 mars 1707. Lettre inédite du 12 septembre 1705. Dans chacune de ses lettres à Remond il promet de l'envoyer bientôt; et puis, cela s'étend toujours. Le 27 janvier 1716, il écrit : « J'ai achevé mon discours sur la théologie naturelle des Chinois ; c'est quasi un petit traité aussi grand que celui du P. Le 27 mars 1716, il dit encore à Remond : « Il faut que je sois un peu plus libre pour achever tout à fait mon discours sur la théologie naturelle chinoise'. Et ces maux, s'ils ne deviennent point plus grands, ne m'empêcheront point dans la suite de faire de plus grands voyages. » Il veut d'abord achever ses travaux historiques. Mais, cette Caractéristique elle-même n'était pas achevée. Leibniz attribuait cet échec non pas tant à ses travaux de circonstance qu'à son isolement. Ne peut-on dire, du reste, que ce fut là la grande tristesse de sa vie? Chaque jour, en lui, des idées nou- velles se pressaient. Il se hâtait de les écrire, afin de les rendre distinctes ; mais, que ne les voyait-il plutôt se développer, d'une façon vivante, pénétrer en des esprits jeunes, où peut- être d'autres vérités, par leurs secours, s'élaboreraient! Une toute petite feuille, déchirée grossièrement, contient ces mots LES JKSUITES lOii Leibniz crut donc jusqu'à la fin en la pénétration des mondes. Avant de le blâmer de son rêve, réfléchissons qu'il n'en attendait le triomphe que d'une organisation sociale toute nouvelle. Ne nous trompons pas sur son enthousiasme. Leibniz, tel fut le secret de son lyrisme, parlait du présent ainsi qu'il voyait l'avenir. Mais quelque mélancolie se mêlait à son espérance : « Si j'étais jeune », écrivait-il au comte de Sclîulenburg, « j'irais en Moscovie et peut-être jusqu'à la Chine pour établir celte communication de lumières... » De môme, sans cesse, durant sa vie, Leibniz parla avec une apparente naïveté de la fusion de l'Orient et de l'Occident ; mais songeons toujours qu'en même temps quelque chose lui rappelait que l'Europe et l'Asie étaient, pour longtemps encore, séparées. Vraiment il avait cons- cience de travailler pour une très lointaine postérité. Peut- être ces temps appelés ne sont-ils pas encore assez accomplis pour que tous sachent voir au-dessous des rêves métaphy- siques une vérité politique. Ad Vitam Leibnitii, 10 b. Voir dans la Correspondance de Leibniz avec le marquis de lllospital, correspondance d'ailleurs si précieuse au point de vue du caractère de Leibniz, comme à celui de son développement mathématique : « J'ai sou- vent souhaité un jeune homme profond dans l'analyse, qui, en m'assistant, aurait trouvé encore de quoi se signaler lui-même, ce qui lui aurait depuis servi de recommandation; mais on n'en trouve point de cette sorte, dans ce pays-ci, ni dans le voisinage. » Gerhardt, Mathematische Schriften, éd. Lettre inédile au général comte de Schulenburg. Les découvertes utiles à la vie ue sont... En réalité il y en eut deux, presque opposées l'une à l'autre. Or, si les jugements ordinaires sur les tendances intellectuelles et politiques du xvif siècle sont 1. XXXIII, 1749, et Polen, ms. VII, texte allemand et traduction fran ,aise par- fois inexacte. Prace mate- matyczno-fizyczne t. XII 1901 et t. XIII 1902 , Varsovie, loc. Mai, juin, juillet 1874. Ouvrages qui tous doivent être lus avec précaution et ne renseignent guère sur le rôle exact de Leibniz. Sur Pierre le Grand lui-même, les points de vue sont loin d'être éclair- cis, et les documents russes ne sont pas encore pleinement publiés. Il n'y avait nul motif de donner ici une Bibliographie de Pierre le Grand. Rambaud a dressé une bibliographie assez abondante au tome VI de V Histoire générale, ouv. Paris, 1884 ; K. Essai Anagogique dans la recherche des causes. RAND 107 relativement applicables à l'histoire de France, ils n'ont plus aucun sens à mesure qu'on les transporte vers l'Orient. Les mêmes desseins de Leibniz, regardés comme des chi- mères quand on les rapproche de la politique occidentale, dominée par Louis XIV, se transforment en possibilités con- crètes et brûlantes, quand on les éclaire par la politique orientale, dominée par Pierre le Grand, Deux Europes se créaient en effet ; et un puissant écart se consommait entre nos guerres de parade, sortes de jeux compliqués, que seule leur succession finissait par rendre graves et nationales, et les luttes sérieuses d'un peuple, l'une après l'autre nécessaires. Leibniz fut attiré, tour à tour ou au môme instant, par ces deux Europes; de là le caractère trouble et utopique de ses projets, puisque leur réalisation réclamerait la fusion de ces deux Europes en travail. Le monde slave, qui dès l'abord suscita en Leibniz l'éton- nement et le désir, s'inaugura, distrait de l'attention occiden- tale. En 1702, certaines victoires le surprennent'; et il se décide à envover une mission à Moscou'. Mais Pierre le i. Affaires de la succession de Pologne, à la mort de Jean Sobieski. Recueil des Instvuc lions données aux Ambassadeurs : Russie, t. Leibniz écrivant de Paris à l'Électeur de Mayence, et lui rendant compte des usages de l'aris, parlait un jour des manuscrits de la Bibliothèque du Roi et particulièrement des Instructions qui sont : « Eine gute Materie. Victoires d'Ehresfer 1701 et de Hiimmelsdorff 1702. Mémoire pour servir d'Instruction au sieur de Raluze allant à Mos- cou en qualité d'envoyé extraordinaire du Roi auprès du grand-duc de Moscovie. Louis XIV compte sur lui pour combattre l'Empire et pour prêter quelque argent. Mais auparavant il demande que Pierre renonce à la guerre de Suède. D'ailleurs les instruc- tions à Baluze sont nettes et sereines : On réclame de Pierre une diversion en Transylvanie. Baluze ne recevait jamais une réponse satisfaisante. Il écrivait au roi que le Czar était très éloigné de l'alliance française' ; la puis- sance de ce prince, disait-il aussi % « s'augmente tous les jours... Il aime ses soldats, et il en est aimé... » A tout cela, Louis XIV irrité fait répondre par Torcy, « qu'un plus long- séjour... Postnikof écrivait de Paris : « La Cour d'ici est animée d'une grande hostilité et malveil- lance contre les intérêts de Sa Sacrée Majesté Czarienne... » Peu importe que Louis XIV, aUié de la Suède, ait été diplomatiquement contraint d'adopter une attitude hostile. PIERRE LE GRAND 109 fait, il ne pressentait pas la puissance naissante de Pierre le Grand. Personne, sans doute, dans les cours étrangères, ne comprit que quelque chose se préparait en Russie. Or la guerre de Suède avait été décidée, pourrait-on dire, dès l'origine. A Torigine Pierre eut sans doute cette double intuition : Une immensité, fermée de toutes parts, inconnue même à ses limites, et, par suite, écrasante. Par delà, une civilisation mystérieuse, capable de le délivrer de cette vision oppressive. Toute l'œuvre de Pierre le Grand fut la vaste exécution de cette première audace en face des choses : audace d'où ne surgissait point une ambition personnelle que le génie pouvait modifier à son gré. Pierre se dévouait totalement à un rêve qui le dépassait lui-même ; toute sa race se concentrait en lui et lui imposant les conditions de sa grandeur. Qui donc, dans l'Europe indifférente, pouvait saisir ce rêve avant même qu'il se formulât? Leibniz sympathisa dès l'abord avec cet héroïque espoir. En lui se réveillaient peut-être de très vieux pressentiments. Il avait cru, dès les premiers jours de sa vie intellectuelle, en la mission nécessaire des 1. Années 1693 et 1694. A vingt-quatre ans, dans les « Réflexions sur la sécurité publique », il déplorait les luttes perpétuelles de la Suède et de la Pologne. Pourquoi, se demandait-il, la Suède et la Pologne ne s'avanceraient-elles pas, d'accord avec les Moscovites, en lignes parallèles, contre les Barbares? La Suède pourrait s'élancer par rExtrême-Xord jusque dans la Sibérie; la Pologne, parle Sud, jusque dans la Tauride ; la Moscovie, par TEst, jusque vers les Tartares'. A un moment oîi la Russie n'était encore que la Moscovie, il cherchait en la Suède la conscience possible des peuples du Nord-, Leibniz eût souhaité, semble-t-il, que le souverain du Xord décidé à la création de l'Europe orientale unît à soi, comme des collaborateurs voulus par la nature, tous les peuples nordiques. Mais d'autre part Pierre, pour s'affirmer à lui- même sa puissance, n'était -il pas contraint d'écraser Charles XIF? Or auparavant il lui fallait, en quelque sorte, consulter l'Europe. Pour lire en ses immenses terres, il devait trouver ailleurs une méthode. Monsieur», écrivait-il à Sparvenfeld, le 13 juillet 1698, « du voyage du Czar de Moscovie et du beau dessein qu'il a de débarbariser sa nation? Se rappeler le rôle de la Suède dans le projet de conquête de l'Egypte. C'était du moins lidée primordiale de Leibniz, qui prédit de très bonne heure les complications entre la Suède et la Russie, comme on le verra plus loin. Lettre inédile a Pinsson. Quoique ce prince n'ait pas nos manières, il ne laisse pas d'avoir beaucoup d'esprit. En Russie, on s'indigna du sacrilège. Qu'allait donc faire ce Tsar impie, vers l'Occident « musulman» et infidèle? Plus tard la gloire du Tsar réconciliera l'imagination popu- laire avec ces promesses de révolution. Les chansons en extrairont l'essence toute neuve. « Notre Seigneur le Tsar i lanc ordonne ainsi : — » diront- elles ; « écoutez, écoutez, officiers et soldats. » Pierre le Grand, dès l'abord, ne contraria pas les tendances profondes de sa nation. Comme tous les grands créateurs, il interprétait les plus antiques instincts. Son premier acte, la prise d'Azof 1696 , achevait un effort longtemps obstiné contre la Turquie. Cet effort primordial, autrefois purement chrétien, puis revivifié par Leibniz et accru d'intérêts profanes, ne s'était pas en effet seulement maintenu dans les pays occi- dentaux. En octobre 1672, quelques mois après que Leibniz avait échoué auprès de Louis XIV, le tsar Alexis faisait partir pour Paris André Vinius, afin que le roi de France tournât « contre l'ennemi commun de tous les Chrétiens ses belli- queuses légions' »; Féodor Alexievitch envoyait en 1682 une nouvelle ambassade à Louis XIV ' ; Sophie renouvelait la ten- 1. Rambaud, La Russie épique : Éludes sur les chansons héroïques de la Russie. Instructions données aux ambassadeurs, collection citée, Russie, t. Au congrès de Karlovitz, Pierre le Grand sera assailli par la revendication de tous les opprimés 1699. Plus tard, en 1711, le monde oriental tout entier appellera vers lui. Cette tradition presque continue n'offre que des ressem- blances extérieures avec Tancien projet écrit pour Louis XIV. Pierre s'était d'ailleurs surtout donné par la prise d'Azof le droit de voyager en Occident. Leibniz avait hâte que l'œuvre pacifique commençât; mais il pressentait la guerre de Suède, la redoutait comme un malheur presque fatal, entrave peut- être définitive à l'organisation sûre et lucide du pays russe. Bien d'autres sentiments, sans doute, s'agitaient en lui. Charles XII, tout jeune encore, demeurait mystérieux. X'était- il pas grand, lui aussi? Et l'union des pays du Nord allait-elle être à jamais brisée? Le roi de Suède restait le seul vaillant du Protestantisme. Lettre inédite à Imhof, 3 janvier 1708, folio 19, verso. RAND 113 qui rabattrait peut-être, ne pouvait-elle être évitée? Dès 1G98, c'est-à-dire deux ans avant qu'elle soit entreprise, Leibniz la prévoit en se la niant à lui-môme. Il souhaite que le « Czar, délivré de la guerre avec la Porte, ne réveille quelques vieilles brouilleries avec la Suède ; car ce qui serait d'un pré- judice notable à cette couronne nuirait indirectement à la cause commune des Protestants, dans la situation présente des choses, qui est très dangereuse pour le protestantisme' ». Pourquoi Charles XII ne serait-il pas le grand Protestant attendu-? Si, durant toute la guerre du Nord, Leibniz, qui, dès les premiers jours, admira Pierre le Grand et désira collaborer à son effort, hésita pourtant dans ses projets, ne serait-ce pas à cause de l'indécise issue de cette lutte gigantesque? L'un des deux aurait la prépotence orientale : sans doute, plus Leibniz correspondait avec les personnages avertis, plus il sentait que le génie créateur se trouvait en Pierre le Grand. Mais, au début, lors de la déclaration de guerre, durent monter en lui toutes les irritations protestantes. Il fut justifié parla première bataille, la défaite de Narva 1701. On s'est étonné qu'il l'eût célébrée. Peut-être, à ce moment, son admi- ration pour le Slave fut-elle maîtrisée par l'enthousiasme pro- testant. Il est heureux, en effet, sans restriction : « Les Mos- covites paieront la folle enchère... », écrit-il à un diplomate suédois. « Pour moi, je voudrais voir régner votre jeune roi jusque dans Moscou et jusqu'au fleuve Amour, qui sépare, 1. Guerrier, Leibniz in seinen Beziehungen zu Russland und Peter dem Groszen, éd. Saint-Pétersbourg, 1873, iii-8», p. Lettre à Witsen, ;; juin 1698. Lettre inédite k Turretin, 26 octobre 1709. Les affaires étant désormais dans un tel état que le parti des Pro- testants, dans lequel le roi de Suède fait une si grande figure, a grand besoin d'être renforcé par quelque avantage considé- rable, après tant de fâcheux événements. Il n'y a pas là pourtant de contradiction. Puisque s'affirme un dualisme nordique, l'œuvre d'expansion néces- saire peut être la chose de l'un ou de l'autre. S'étonnera-t-on qu'un Protestant ait nié sentimentalement l'évidence, pour se figurer un instant la grande nation protestante portée par un roi mystique jusqu'à cette Chine, que lui-même, Leibniz, depuis les premiers jours de sa pensée, il a cherchée obstiné- ment? Jusqu'à ce qu'il le vit en per- sonne, sans doute il crut au fond de lui-même à quelque gigantesque évangélisation. Voilà pourquoi il souhaitait tant « qu'un ange de la Paix se mît au milieu et rendît le repos au Nord' m. Vraisemblablement, ce ne fut là qu'un rêve où seul le sen- timent se souleva et prit forme. Leibniz ne l'exprime que très rarement et aux heures d'effusion. Le plan rationnel reste relatif à Pierre le Grand. Mais on méconnaîtrait une fois de plus la complexité de cet esprit, si l'on ne s'efforçait de retrou- ver, jusqu'à les grossir peut-être, les courbes multiples qui i. Lettre à Storren, 23 septembre 1701. Fragment inédit de la lettre précitée. Lettre à Huyssen, 11 octobre 1107. PIERHE LE GRAND US vont se recouvrant en lui les unes les autres. Ce désir tout poétique de son âme protestante fut sans doute anéanti au contact de Charles XII lui-même. Leibniz le vit en cette étrange retraite d'Altranstadt, où Charles XII semblait poursuivre quelques rêves lents et imprécis. Souvent, il agissait par brusques impulsions, aux- quelles il paraissait obéir comme à des forces indiscutables. Justicier de la Réforme, quand il avait fini de s'étourdir dans les batailles, il écoutait à Altranstadt les plaintes des Protes- tants opprimés. Il ne le savait pas très bien, tourmenté à la fois de régénérations religieuses et de prodi- gieuses expansions. Il regardait très loin, croyant de façon mystique être le héros qu'il rêvait. Muet et hautain, confiné dans un monde oîi circulaient sans doute quelques images poétiques et religieuses, il avait horreur des autres. Avec le duc de Marlborough, il fut glacial. Leibniz, qui arrivait dési- reux peut-être de convertir un nouveau roi à ses idées, trouva un homme dédaigneux de la parole et jaloux de ne point exprimer des rêves qu'il voulait maintenir en lui comme des instincts : il fut stupéfait et blessé. « Dans le moment que le roi revint », écrit-il à Lord Raby, « je me trouvai à Altranstadt et je le vis dîner. Cela dura bien une demi-heure, mais Sa Majesté ne dit pas un mot pendant le dîner, et ne leva les yeux qu'une seule fois, lorsqu'un jeune prince de Wurtemberg, assis du côté gauclie, badinait avec un chien, ce qu'il cessa de faire d'abord sur ce regarda On peut dire que la physio- nomie du roi est fort bonne; mais son port et son habillement i. On voit dans le manuscrit : « Ce qui le fit cesser ce petit jeu » — puis Leibniz ratura cette ligne banale pour la remplacer par le texte remar- quable qu'on lit ici. Comme j'avais attendu son retour au delà d'une semaine, je ne pus point m'arrêter davantage... Mais qu'aurais-je pu lui dire? Il n'aime pas d'entendre ses louanges, même véritables ; et il ne parle point d'affaires. Mais il parle fort bien des choses militaires, comme m'a assuré M. » Il fallait citer ces lignes entières. Visiblement, Leibniz ne comprit pas ; il fut atterré. Qu'avait-il de commun avec ce sombre ascète dont le regard effrayait? Il dut magnétiquement sentir que ce fan- tôme triste et travaillé d'aspirations infinies ne possédait pas une idée claire. Charles XII voulait aller aux confins du monde en Extrême-Orient. Quelque lointaine poussée de gloire le régissait. Entre celte destinée attendrissante et géniale à force d'être irréelle et un esprit de qui la philosophie s'extrayait sans cesse des choses, nulle affinité ne tressaillait. Leibniz est donc contraint désormais de se tourner vers Pierre le Grand, que d'ailleurs dès les premiers jours, et non point seulement, comme on le prétend d'ordinaire, depuis la victoire de Pollava, il s'est efforcé de comprendre. Des docu- ments nouveaux permettent ici de rectifier les interpréta- tions anciennes-. Lettre à Lord Raby, publiée par Guhrauer, biog. II, appen- dice, p. L'on m'a dit qu'il n'a point rendu visite à l'Électrice sa tante en partant. Celle qu'il lui avait rendue en venant dans le pays était aussi un peu extraordinaire. Courant à bride abattue, il était tombé dans un bourbier, et il ne laissa pas d'aller droit à cette princesse sans changer d'habit.. Nous en voilà quitte pour à présent. Documents publiés récemment dans le recueil polonais déjà cité : PIKRRK LE GRAND 117 En KiOl. Leibniz écrivait au P. Kochaiiski : « Je regroltc que l'opiniûlreté des Moscovites ait empêché que par une route terrestre on pénètre jusqu'aux Chinois. J'espère que Ton a maintenant surmonté heureusement les périls de la mer '. » Bien avant donc de connaître Pierre le Grand, Leibniz voulait faire de la Russie un intermédiaire entre l'Europe et la Chine. Pénétration terrestre, rendue dif- ficile, sinon impossible, par la haine des Moscovites contre les religieux romains. A cette date, cependant, la Moscovie est peu puissante. Et à côté d'elle une nation catholique, la Pologne, depuis longtemps attire Leibniz. Dès 1670, à l'âge de vingt-quatre ans , il a un correspondant polonais , Kochanski. Depuis que s'est terminée sa vie d'étudiant, il a, d'ailleurs, abordé d'une façon concrète les questions polonaises. En 1669, à l'occasion de la chute pro- chaine de Jean-Casimir, il a écrit un traité sur l'élection d'un roi de Pologne-. Or, les faits indiquent nettement une relation entre les desseins dont ce traité témoigne et les futurs projets, relatifs à Pierre le Grand. Dans la lettre de 1691, par laquelle il déplore l'opiniâtreté moscovite, Leibniz en effet célèbre le roi de Pologne Jean Prace malemalyczno-fizyczne, t. XH 1901 , pp. XIII 1902 , pp. « Doleo Moscorum pertinacia terreslri itinere ad Sinos penetrare non potuisse. Spero nunc féliciter supcrasse maris pericula ». Fantoni, 29 mai 1692 : espoir que le 1'. Vota et Kochanski 16 avril 1700, folio 12. Malheureuse- ment le P. Kochanski l'avertit bientôt que Sobieski, malgré tous ses mérites, ne sera point l'homme de cette œuvre et qu'aucune influence ne s'exercera sur un roi dont la cour est perpétuellement ambulante. Quant aux Jésuites de Moscou, en vérité il n'en existe plus un seul, depuis que le patriarche défunt s'est acharné à chasser tous les Jésuites de Mos- covie. Or, affirme Kochanski, une telle proscription n'est peut-être point définitive. Déjà, tout s'inquiète et s'agite ; une grande transformation se prépare. D'étranges récits commencent de se répandre, au sujet du nouveau tsar Pierre. Lignes émouvantes, en vérité, puisqu'elles furent les pre- mières peut-être qui permirent à Leibniz de se représenter Pierre le Grand. Sur l'origine des rapports entre ces deux hommes,, cette lettre du 8 janvier 1692 est le plus ancien document qui nous soit aujourd'hui livré. Nuper ablegatus Csesareus e Moscovia hac iter Viennam faciens, mihi retulit in mandatis se a Cfesare habuisse, ut missionnarios a Gtesare antehac eo missos ibique sustentatos. Spiritus coram se disputent. » Lettre du P. Ko- chanski, 8 18. » 11 attend de Sobieski ce qu'il réclamera plus tard de Pierre le Grand et des Jésuites : un spécimen des dialectes et des langues. Kochanski répond par quelques détails sur la prononciation polonaise, qui permet d'exprimer par des inflexions de voix les diffé- rences grammaticales que d'autres langues formulent par des prépositions. Mais, en 1696, Sobieski meurt. Auguste II de Saxe est élu roi de Pologne : Leibniz reprend espoir. Mais ce fait doit être retenu : Leibniz, quand finalement il s'attache à Pierre le i. Par la Pologne il est arrivé à la Russie et à Pierre le Grand. Evolution rapide ; car il com- mence de connaître Pierre alors que celui-ci a vingt ans et règne depuis deux ans seulement. Ici, comme presque tou- jours chez Leibniz, Torigine des idées doit être reculée très loin. Au delà de tous ces détails, Leibniz, en sa ferveur pour les destinées de la race slave, n'est-il point gouverné par une cause plus intime? A cette race, en effet, il appartient par- tiellement lui-même. Et le fait n'est point négligeable, puis- que Leibniz s'en préoccupe et y insiste : « Leubniziorum sive Lubeniecziorum nomen slavonicum; famiUa in Polonia ' », écrit-il dans sa notice autobiographique, en identifiant son nom avec celui d'une famille polonaise. Les textes publiés à Varsovie en 1884 par le comte Jan Lubieniecki semblent rendre possible cette identification '. Peut-être, de très bonne heure, Leibniz conçut-il obscuré- ment l'espoir de participer àloeuvre duTsar. Le 31 mai 1697, il décrit minutieusement le séjour de Pierre à Kônigsberg. Que note-t-il avant tout? Vita Leibnitii a se ipso breviter delineata, publiée par Guhrauer, biog. « Ruvyer Warnawski », n» 262 1884. « Kraj » n° 32, septembre 1896. Ges- chichte 1er neuern Philosophie, t. III, Heidelberg, 4« édit. » On pouvait méditer sur une telle réponse. Elle expliquait par avance la complexité d'un homme qui, assimilable per- sonnellement à toute civilisation, devait se faire en pays bar- bare répresseur barbare. » Comme s'il redoutait de s'attarder en réflexions purement morales, il avoue que de telles coutumes tiennent « encore un peu du Scythe » ; mais il craint avant tout les conséquences politiques de tant de sup- plices. Burnett, 24 août 1697, in Gerhardt, Phil. Lettre à Sparfenfeld, 27 déc. Lettre à Witsen : 14 24 mars 1699. Ce texte rectifie une erreur de la plupart des biographies de Leibniz, où l'on sou- tient à tort que Leibniz aurait été sérieusement arrêté par la cruauté de Piefre Le Grand. Les lignes qui suivent montrent nettement le contraire : « Le Czar est sans doute un grand prince- , dit Leibniz. « et c'est un mal- heur très grand que les désordres domestiques l'ont forcé depuis peu à venir à tant d'exécutions terribles. On mande que des principaux sei- gneurs, tant ecclésiastiques que séculiers, ont été obligés de mettre la main à l'exécution de quelques criminels. C'est une coutume qui lient encore un peu du Scythe ; et je m'étonne que cela ne rend point les ecclé- siastiques irréguliers dans ce pays-là. Mais cela n'importe guère ; ce que je crains est que tant de supplices, bien loin d'étoulTer les £ nimosités, ne les aigrissent avec une manière de contagion. Les enfants, parents, amis des exécutés ont l'esprit ulcéré, et cette maxime qui dit : Oderint dum metuant, est dangereuse. Je souhaite fort que Uieu conserve ce 122 L EXPANSION VERS L ORIENT Leibniz redoutait d'ailleurs que les grands desseins de Pierre le Grand ne fussent entravés par une solitude persis- tante. Et, dès 1G97, il rêvait de devenir Thomme capable de ne pas laisser mourir l'œuvre. Un jour, il déclare qu'un cer- tain Weigelius est le conseiller désignée Peut-être était-ce là la meilleure manière de se nommer soi-même. » Désormais il reproduira sans cesse la même plainte ou le même désir. Mais, puisqu'il est en rapports avec l'ambassadeur Le Fort et lui envoie de longues lettres-programmes, il agit en con- seiller, avant d'en posséder le titre. Or nous sommes ici en 1697. Dès cette époque il s'occupe du reste spécialement de la Russie. Certaines lettres qu'il écrit à Le Fort en 1697 contiennent le schéma et souvent le plan des projets développés qu'il rédigera treize ans plus tard '. Il n'a donc pas attendu la victoire de Poltava pour adopter défini- tivement Pierre le Grand. Lettre du 31 mai 1697. Lettre à Sparfenfeld 1697. Ce point de vue s'oppose tout à fait à la théorie habituelle sur les rapports de Leibniz et de Pierre le Grand. Mais quand on examine les textes, on s'aperçoit que l'année 1697 est décisive, relativement à l'enthou- à PIERRE U: IRANl 123 Il fallait à Pierre le Grand des collaborateurs. Leibniz, en cherchant de toutes manières à jouer ici un rôle, n'obéissait pas seulement à son instinct; il était vraiment fidèle à l'esprit même de l'œuvre commençante. Il laissait le désir d'autant plus impérieusement s'accroître en lui que sans doute il sen- tait choir l'entreprise. Les guerres, qui au début semblaient passagères, se maintenaient dominatrices. Le choc de la Suède et de la Russie ne se pouvait achever que par la mort de l'une ou de Tautre. Par delà, on entrevoyait des complica- tions orientales. Le Tsar n'allait-il pas nécessairement aban- donner ses premiers desseins pacifiques? Leibniz ne recherche donc point seulement par fantaisie le rôle et le titre de conseiller. Jusqu'à ce que le bien entrevu comme possible ait chance de se réaliser, il soufîrira et espérera. Enfin il à trouvé l'intermédiaire attendu: Urbich, ministre du Tsar à Vienne : « J'ai souvent souhaité », lui écrit-il le 3 jan- vier 1708, « d'avoir quelque connaissance médiatement ou immédiatement avec ceux par lesquels le Czar fait exécuter un si grand dessein; car Je pourrais suggérer et trouver une infinité de choses pour cela; peut-être que le Czar n'a plus maintenant de tel instrument en chef,... Mais il prévoit les jugements du siasme de Leibniz ; et dès lors, on doit considérer comme une erreur absolue la thèse partout soutenue de l'influence déterminante de Pol- lava sur Leibniz. Lettre à Urbich, 3 janvier 1708. Non souligné par Leibniz. CXl'ANSION VERS LORIENT monde, qui a coutume de railler ou de suspecter. « Je » ne ' voudrais avoir parlé » de tout cela « qu'à vous », ajoute-t-il, «la plupart des gens jugent... Le 2 septembre 1709, il parle sans réserve -. « L'honneur que j'ai », dit-il, « d'être des plus anciens membres de toutes les sociétés royales... Généralement ses confidences sont voilées ; je ne sais quel détachement se mêle à l'expression de ses rêves. Mais tout d'un coup on découvre, au-dessous de la sérénité apparente, quelques mots décisifs, révélateurs d'un impé- rieux désir. Désormais Leibniz osera développer librement ses projets. Un mémoire est daté de décembre 1708 '. D'au- tres sont vraisemblablement contemporains des diverses con- férences avec le Tsar. Leibniz, en effet, parlera avec le Tsar, trois fois. Ce léger changement de ton ne va pas à rencontre de la thèse sou- tenue plus haut. Il est naturel simplement que la victoire de Poltava ait excité et accru les désirs de Leibniz. Mais elle ne les a point suscités. Lettre à Urbich, 2 septembre 1709. Non sou- ligné par Leibniz. Lettre à Sophie de Hanovre, novembre 1712. Leibniz avait déjà vu Pierre Le Grand, mais sans doute d'une ma- PIERRE LE GRAND 12:i On ne possède ainsi que le squelette des actes. Il faut se résigner à reconstruire les doctrines. Leibniz, dès 1 597, note avec précision ce désir essentiel : « Sa maxime », dit-il, « est de vouloir apprendre le détail, et il a passé par tous les degrés militaires, dans ses propres troupes, ayant fait le service effectif. Cette réflexion de Leibniz, est d'une condensation dramatique. Mais elle n'atteste point seulement qu'il admirait en Pierre un modèle de vie naturelle et vraie. Cet amour du détail signifie métaphysiquement que le réel ne peut être atteint que si l'on sympathise pleinement et si l'on se con- fond avec lui. La théorie sans pratique est vaincue par la nière purement oITicielle, à Koppenbriicke, en 1697. Les deux entrevues de Herrenhausen et de Pyrmont peuvent être considérées comme insépa- rables. Au point de vue théorique auquel on se i lace ici, on peut dire qu'il y eut trois entrevues entre Leibniz et Pierre Le Grand. Il est probable que les Archives de Mos- cou nous réserveront des surprises. Lettre à Sparfenfeld 1697. Pierre le Grand s'offrait, sans le savoir, comme le souverain tant cherché par Leibniz. Ce besoin de pratiquer personnellement, et jusque dans l'élémentaire, toutes les forces possibles d'un Empire, n'était-ce pas l'Encyclopédie de Leibniz transposée du rêve dans Faction? Là et ici, c'est le même souci d'interroger ceux qui exécutent et non pas seulement ceux qui conçoi- vent. Or tout pays se présente à nous à la fois comme la syn- thèse d'un passé et la préformation d'un avenir. Historiens, nous nous penchons sur les choses, pour reconstituer, grâce à elles, tout le passé qui les créa ; philosophes et politiciens,, nous croyons toute matière malléable et susceptible des plus fantastiques transformations. Leibniz semble avoir tour à tour de l'une et de l'autre manière considéré la Russie. Tantôt il a reconnu en elle une des terres privilégiées où gisent ensevelis les secrets des civilisations les plus antiques ; tantôt il la regardée comme la nation de l'avenir. Dans les deux cas, il a voulu se représenter et étreindre la Russie elle- même, et non en façonner pour son raisonnement ou pour son désir quelque transposition abstraite. Si ses réflexions sont malgré tout schématiques ou superficielles, c'est qu'il n'a pas eu le temps de voir lui-même et de s'imprégner des ambian- ces. Rien d'étonnant alors à ce qu'il ait fait rentrer la Russie dans le cadre général de ses recherches linguistiques : c'était l'exigence de l'historien. Mais, en même temps, il sut demeurer uniquement soucieux de l'avenir russe : et par là il se con- forma fidèlement aux commandements du constructeur poli- tique. Rien ne se séparait d'ailleurs en lui ; et ici, comme tout à l'heure pour les Jésuites, les recherches linguistiques sont PIERRK LE iRAND 127 essentiellement liées aux rôvos d'action. Sans doute, il s'in- forme des divers dialectes russes, avant tout parce qu'il pres- sent que les origines de rhumanité sont cachées en un des points de cet immense empire. Plus précisément, une grande partie des peuples de l'Asie et de l'Europe n'est-elle pas sortie des plaines russes? Leibniz semble comprendre que les origines de l'humanité resteront toujours hypothétiques ; mais il admet qu'une double migration s'effectua du Nord au Sud et do l'Est à l'Ouest'. » Aujourd'hui, où les théories proprement aryennes nous paraissent trop élémentaires, beaucoup de philologues prétendent retrouver en Lithuanie la langue indo-européenne la plus pure. Et ainsi, conformément à l'intuition de Leibniz, l'étude linguistique de la Russie s'est affirmée de moins en moins indifférente. Ces langues, dont Leibniz réclame des inventaires, lui serviront à dresser une carte l'éelle du pays. Défiant de la cartographie toute schématique qui semblait alors suffi- sante, il entrevoit la géographie moderne, qui joint à la reproduction « physique » du terrain la reconstruction de toutes les qualités d'un sol. Les langues sont, en défi- nitive, une de ces qualités. Bien plus, on se rendra compte des éléments forts et des éléments faibles; ici, du progrès rapide, et là, de révolution lente.
En elle, l'ordre des Jésuites est, pour Leibniz, fascinateur. Son enfance et sa première jeunesse ne l'y avaient point préparé. Où existe-t-il un pays capable de contredire un rêve d'arbitrage français. » En vain, Leibniz explique-t-il que la prière du Seigneur elle- même, ainsi que nombre d'autres conservées jesus les E pitres des apôtres et dans les Actes, se fût attiré même reproche. Selon Leibniz, la conquête de l'Egypte produirait entre autres résultats l'anéantissement du danger turc. Par la domination de Java, ils sont parvenus à maî- triser le commerce hispano-portugais en Extrême-Orient ; ils centralisent le commerce allemand : les marchands de Brème et de Hambourg sont ou Hollandais ou aUiés des Hollandais. La réalité chrétienne ne s'offrait-elle la, à ce moment, comme un monde qu'il faut évoquer puis scruter. Si en effet elle devient trop puis- sante, elle inquiétera la Pologne, la Moscovie, le Brande- bourg. S'il a tant célébré l'Egypte, c'est parce qu'à côté de toutes les voies commerciales elle ouvrait une route vers cette Si inaccessible, qui le devait toujours fasciner. Mais, comment y parvenir si l'on ne maîtrise point la multiplicité des langues. Histoire de In langue et de la littérature françaises, publiée sous la direction de L.

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